Florence Rodhain est docteure en systèmes d’information et maître de conférence a l’université de Montpellier. Elle a notamment publié La nouvelle religion du numérique – le numérique est-il écologique ? aux éditions EMS et Libre et Solidaire. Pour Impact(s), elle explique la gigantesque pollution provoquée par nos habitudes numériques.
Lorsque l’on parle de pollution, nous pensons généralement au transport ou à l’industrie, mais peu au numérique. Qu’est-ce qui caractérise cette pollution ?
Elle est en effet difficile à aborder car du domaine de l’invisible pour le grand public. Cela désigne en réalité l’ensemble de la pollution générée par les activités et les matériels numériques. Cette pollution s’analyse tout au long du cycle de vie des appareils. C’est à dire de la fabrication à la fin de vie, sans oublier bien sûr l’utilisation.
Il y a donc la pollution matérielle liée à la production de nos engins électroniques et aux déchets qu’ils génèrent.
Oui, cette pollution commence à la conception de nos objets numériques : pour fabriquer un smartphone, on utilise des métaux rares dont les méthodes d’extractions sont catastrophiques pour l’environnement, puisqu’elles nécessitent beaucoup d’eau et des réactifs chimiques. Sans oublier que ces métaux ne sont pas en quantité illimitée sur notre planète. Ensuite, la fin de vie de nos appareils, c’est la question des déchets. Aujourd’hui, on estime qu’à peine 10 à 20% des déchets électroniques dans le monde sont gérés de manière responsable. Le reste finit envoyé à l’étranger ou dans des décharges sans pré-traitement.
Quelles sont les conséquences liées à ces déchets numériques ?
Les déchets numériques sont une véritable bombe à retardement environnementale et sanitaire. Tout d’abord, concernant les déchets qui finissent dans des décharges à ciel ouvert, la pluie et l’humidité finit par lessiver les métaux lourds présents dans nos appareils. Et nous nous retrouvons au final avec du gallium, du plomb ou du mercure qui infiltrent les nappes phréatiques et qui vont contaminer nos cultures et donc notre alimentation. Ensuite, concernant les déchets envoyés à l’étranger, j’ai pu en voir les conséquences de mes yeux. J’ai travaillé en Inde, où j’ai pu voir des enfants dépecer des ordinateurs à mains nues. Ces pratiques peuvent créer des maladies respiratoires, des leucémies. Elles sont très peu visible car dissimulées dans l’économie informelle. Ces activités sont parfois reliées à des réseaux mafieux. Interpol a même une unité spécialement dédiée à la question des déchets numériques. Mais c’est extrêmement dur de lutter. Par exemple, les États-Unis exportent 80% de leurs déchets électroniques à l’étranger, particulièrement en Afrique. Et cela car ça coûte moins cher. Pourtant il y a des volontés de règlementation. La convention de Bâle de 2019 a notamment voulu établir des règles pour éviter le transfert de déchets dangereux des pays développés vers les pays pauvres. Les États-Unis ont signé le traité mais ne l’ont pas ratifié. Or, ces derniers exportent 80% de leurs déchets électroniques à l’étranger, particulièrement en Afrique. Beaucoup de pays contournent cette législation en faisant passer les déchets pour des objets de seconde main. Notamment en les cachant au fond des conteneurs, derrière des objets qui fonctionnent encore pour passer les douanes. Un sénateur américain avait même déclaré que cela permettait de « réduire la fracture numérique ». C’est d’une grande hypocrisie.

Mais il y a aussi une pollution que l’on ne voit pas ?
Tout à fait. Cette pollution générée par l’utilisation de nos appareils, le grand public ne la voit absolument pas. Quand on regarde une vidéo sur Netflix on que l’on envoie une vidéo ou un mail, on envoie des requêtes et des données à des serveurs qui fonctionnent 24h sur 24. Ces data center sont des gouffres d’énergie. D’autant plus qu’ils doivent être refroidis pour fonctionner. Et souvent, cette énergie émane du charbon.
Quel est l’impact de cette pollution ?
Cette pollution est difficile à mesurer précisément. On arrive néanmoins à dégager des ordres de grandeur qui nous permettent d’affirmer que si internet était un pays, il serait le troisième consommateur d’électricité, derrière la Chine et les États-Unis. Selon le laboratoire d’idée The Shift Project, le numérique était responsable fin 2018 de 3,7 % des émissions de gaz à effet de serre. Le numérique émet 1,3 fois plus de CO2 que l’aviation civile. Si cette courbe se prolonge, ce sera 3 fois plus en 2025. Derrière tout ces chiffres, qu’est-ce qui pollue le plus ? On parle beaucoup des mails et du stockage de données. Mais c’est en réalité la vidéo qui pollue le plus. On estime qu’environ 82% du trafic internet est consacré à la vidéo.
Pourtant, on pourrait croire que la dématérialisation pollue moins ?
Pour le grand public, il est en effet difficile de concevoir qu’envoyer un mail ou regarder une vidéo puisse polluer. J’en veux beaucoup aux personnes qui ont créé le mythe de la dématérialisation. Car ça n’existe pas. C’est au contraire une démultiplication de la matière. Une étude réalisée par le cabinet Carbone 4 a montré que lire sur une liseuse au lieu de livres papiers n’était utile écologiquement qu’à partir de 137 livres. Le terme de « cloud » est aussi un beau mensonge. Nos données ne sont pas stockées dans une sorte de nuage invisible, mais dans des data centers géants, bien ancrés dans le sol. Des chercheurs du MIT ont découvert que si vous écriviez un message sur Facebook et que vous décidiez de le supprimer avant de l’envoyer, ce dernier est conservé. On stock un nombre de données colossal, qui est en train d’augmenter de manière exponentielle avec les objets connectés. La réalité est que, non seulement on ne dématérialisée pas, mais on matérialise de plus en plus. Et souvent à l’insu des utilisateurs.
Pourquoi selon vous, ce sujet est-il si récent dans le débat public ?
En réalité, beaucoup de chercheurs s’intéressent aux conséquences environnementales du numérique depuis 20 ans. Mais ça n’intéresse pas grand monde. Je pense que le numérique est devenu une sorte de religion, avec ses dogmes. L’économie mondiale est fondée sur le numérique. Il n’y a qu’à voir le nombre de géants du numérique parmi les plus grandes fortunes mondiales.

Selon vous, le tout numérique ne pollue pas que l’environnement mais aussi nos rapports humains ?
En effet, c’est ce que j’appelle en quelque sorte la pollution immatérielle. C’est un sujet un peu différent mais qui fait partie des effets qu’a le numérique sur nos vies et sur notre environnement. J’ai pu l’étudier notamment dans l’éducation où pleuvent les incitations au tout numérique. Certaines administrations distribuent des tablettes et des ordinateurs aux élèves sans même leur demander leur avis. L’une de mes doctorantes s’est infiltrer dans mes cours pour étudier les comportements des étudiants pendant 1 600 heures. Elle a étudié ce que faisaient réellement les élèves avec leur tablette. En moyenne, sur 1h30 de cours, ils passent 61 minutes à se divertir (Facebook, jeux vidéos, séries, …). Au final, cela pollue notre relation au savoir, notre relation aux autres et aussi à soi-même.
Le numérique a aussi un impact sur notre santé ?
Oui, c’est une autre forme de pollution en quelques sorte. Un jeune entre 13 et 18 ans aujourd’hui passe en moyenne 6h40 devant un écran. Ce qui a de nombreux effets directs ou indirects. L’OMS alerte depuis plusieurs années sur l’augmentation des myopies. Mais l’on peut également ajouter les problèmes liés à la sédentarité. Les écrans ont également un effet sur le sommeil, ce qui favorise l’obésité et les problèmes de diabète de type 2. Il faudrait normalement 2 heures sans écran avant de dormir. Or, la dernière chose que l’on regarde avant de s’endormir, c’est souvent son smartphone. Mais encore une fois, ce sont des conséquences que l’on a du mal à appréhender.
Quels sont les leviers d’actions que peuvent utiliser les politiques pour lutter contre cette pollution ?
J’ai été sollicitée par le Conseil national du numérique avec d’autres chercheurs pour établir une feuille de route concernant les liens entre le développement durable et le numérique. J’ai pu être auditionnée et participer à l’élaboration de ce document dans lequel vont être détaillées 50 propositions qui, je l’espère, vont être suivies d’effets. Ces mesures viseraient notamment à réduire l’obsolescence programmée, à réguler la publicité, à favoriser la formation et à encourager des projets de recherche. J’ai également proposé de réfléchir au tout numérique dans l’administration, qui selon moi se fait sans aucune réflexion. Plus largement, ce sont des mesures qui vont dans le sens d’une certaine sobriété et donc d’une décroissance. Par exemple, très peu de nos déchets numériques sont recyclés car cela coûte très cher. La question du système économique est donc primordiale. Il faut également prendre en compte les enjeux politiques qui sont nombreux dans le numérique. Je pense notamment à la question de la dépendance vis-à-vis de la Chine ou des États-Unis. Mais j’ai de l’espoir car je pense qu’il y a une prise de conscience depuis quelques années.
Individuellement, comment pouvons-nous agir ?
Je pense que comme pour les mesures politiques, le mot qui prime est la sobriété. C’est-à-dire d’une part s’interroger sur ses besoins. Il faut essayer de faire durer ses appareils le plus longtemps possible et éviter le gaspillage. Vider sa boîte mail de temps en temps est par exemple une bonne chose. Mais ça a finalement peu d’impact. Il est déjà intéressant de faire un état des lieux de nos usages. Nous faisons un usage très chronophage et distractif de nos outils numériques. S’observer sois-même permet en réalité de reprendre le contrôle. Si l’on est un gros consommateur de vidéo, on peut baisser la qualité visuelle de nos contenus, car des contenus en basse définition seront beaucoup moins lourds. On peut également regarder des films à plusieurs, aller au cinéma ou même ressortir de vieux DVDs en famille ! Plus sérieusement, je précise que je ne suis absolument pas anti-numérique. Je suis informaticienne à la base et j’aime le numérique. Je ne pourrais pas me passer d’internet. Mais on doit être informé et conscient des conséquences de nos habitudes de consommation. Que ce soit sur l’environnement ou sur nous-mêmes.