Le troc, réelle modalité d’échange ou épiphénomène ?

Caroline Dufy est sociologue spécialisée en économie, chercheuse au Centre Émile Durkheim. Elle affirme que le troc peut être une modalité des échanges dans les économies capitalistes, sans être nécessairement relégué au secteur informel. Plus largement, elle plaide pour une anthropologie économique attentive aux réalités contemporaines. Tournant le dos aux visions naïves associant échanges sans monnaie et sociétés primitives, l’autrice montre que le troc peut être aussi porteur de violence et de rapports de force. Si le langage courant emploie le mot troc au singulier, c’est la pluralité des échanges non monétaires qui est ici mise en relief.

Pourquoi avoir analysé le cas de la Russie ? 

Je m’intéresse à la Russie depuis toujours, j’ai deux spécialisations : l’économie de la Russie et la sociologie de l’échange et du marché. Ce qui m’a intéressé plus spécifiquement à travers l’exemple de la Russie c’est que dans les années 90, à la fin de l’URSS, on avait prédit que la transition au marché, la fin de l’économie planifiée, allait contribuer à réduire les échanges en trocs et l’économie informelle. En réalité ça a explosé. Donc j’ai cherché à comprendre comment et pourquoi dans une économie qui devenait marchande, le troc augmentait. C’est un épisode particulier entre le milieu des années 90 jusqu’au milieu des années 2000. 

Avant l’échange était la norme en Russie ?

C’était un échange monétarisé mais finalement la monnaie était tacite, les prix étaient fixe, ils ne dépendaient pas du marché. Donc ce n’était pas la sélection par la détention de monnaie qui permettait de sélectionner les gens qui allaient pouvoir acheter ou non. Comme les économistes l’expliquent, la régularisation se fait par la pénurie. Certains biens étaient bas donc les gens faisaient la queue pour les obtenir, mais ce n’est pas l’augmentation du prix qui faisait réduire les queues, car ce n’était pas possible. C’est un type d’économie très particulier, qui est planifié et non pas de marché. Dans une économie de marché classique, l’augmentation du prix permet de réguler offre et demande, ce qui n’existe pas dans l’économie planifiée. Le fait qu’on introduise une monnaie et un prix qui peuvent varier, aurait dû, selon les économistes standards, permettre de réduire les pénuries et l’économie informelle, de troc, mais c’est l’inverse qui s’est produit. 

Justement, pourquoi l’inverse s’est produit ? 

C’est compliqué mais c’est par les désordres du fonctionnement de la monnaie. La monnaie ne fonctionnait pas de façon correcte, donc les échanges informels se sont développés. En réalité, la monnaie c’est l’État, ça traduit sa puissance et son contrôle sur les transactions. Or, c’est cette dimension institutionnelle qui ne fonctionnait pas. Finalement, les échanges bilatéraux, sans participation de l’État, sans action, sans enregistrement, sans comptabilité ont pu se développer. Parce que c’était défaillant, que l’État n’était pas légitime dans sa fonction du contrôle de la monnaie. Au fur et à mesure il a pris le contrôle, mais au début ce n’était pas du tout ça. Pour donner un exemple, tous les agents qui veulent faire des échanges peuvent le faire mais sans impôts, dans un État, ce n’est pas possible, car c’est le contrôle, la fiscalité, l’ordre politique, c’est ça que traduit la monnaie. Donc quand il y a un disfonctionnement de la monnaie c’est parce que l’État ne fonctionne pas. Le troc permettait d’échapper à l’impôt, et l’État n’était pas assez puissant pour mettre en place l’obligation d’échanger en rouble et pas en dollars ou en troc. Les transactions informelles se sont développées pour ça. Toute une série d’échanges originaux qui permettaient d’échapper à l’impôt, à la régulation financière et au contrôle de l’État. 

Dans votre livre « Le troc dans le marché, Pour une sociologie des échanges dans la Russie post-soviétique », on constate que le troc en Russie n’est pas réservé qu’aux particuliers, mais aussi aux entreprises et même au sein des administrations ?  Comment ça se manifestait ? 

Avec les administrations c’était quand même compliqué, ça se passait plus au niveau régional. À ce niveau, il y a eu une explosion du contrôle de l’État sur les territoires, donc ils ont cherché à développer leur autonomie par rapport au centre. Par exemple, elles ont créé de nouvelles monnaies, ce qui paraît complètement hallucinant. Dans certaines administrations régionales, il y a eu des entreprises dans lesquelles on ne donnait pas de l’argent aux salariés mais des coupons pour aller acheter des biens au magasin d’à côté. C’est une forme de transaction bilatérale avec une monnaie, qui n’est pas une monnaie commune mais privée, elle permet à l’entreprise de s’arranger avec une administration régionale pour payer ses impôts, ses contributions avec une monnaie privée ou alors assurer un service. Par exemple, fournir du gaz à la collectivité territoriale en échange du paiement des impôts, c’est une forme de troc, un service contre la libération face à une pression quelconque. Ou par exemple, on entretient la piscine locale en échange d’autre chose de la part de l’entreprise, ça a pu se faire dans les années 90. C’est une période très heurtée de la transition économique, avec le développement de monnaies locales, d’échanges un peu comme les SEL, à une dimension massive, à l’échelle de quasiment tout le pays. 

« La monnaie est un fondateur de l’ordre social et politique, avant même l’ordre économique. »

En France, avons-nous connu une situation similaire ?

Pas que je sache, ça correspond plutôt à des désordres, des phénomènes de crise monétaire assez particuliers et exceptionnels. 

Peut-on imaginer un scénario identique dans les années à venir ?

Ça parait peu probable. Ce sont des circonstances très particulières de crise politiques fortes. Par exemple en Amérique latine, il y a eu des crises monétaires récurrentes. En Argentine au début des années 2000, où parfois, quand il y a eu de l’hyper inflation, il y a eu une fuite devant la monnaie. C’est-à-dire qu’il y a une inflation rapide des prix et une dépréciation de la monnaie. Il ne faut pas l’accumuler et la dépenser le plus possible. Ce qui compte à ce moment c’est l’obtention de bien. C’est très rare, il faut des conjonctions de crise politique et monétaire. Il y a pas mal d’exemple en Amérique latine, l’hyper inflation allemande dans les années 30, et la Russie. En France aujourd’hui je vois assez peu ce type d’échange de façon généralisé ou important. 

La monnaie est un fondateur de l’ordre social et politique, avant même l’ordre économique. Ce n’est pas seulement un aspect économique important mais un élément essentiel du consensus politique qui lie les citoyens à l’État et assure la stabilité sociale. Car quand il y a des crises monétaires, c’est toujours couplé avec une crise sociale. Et c’est vraiment exceptionnel. À un niveau généralisé j’entends, pour qu’il y ait une multiplication des échanges bilatéraux. On le voit avec internet, mais c’est plus à un micro niveau.

Est-ce que qu’il serait possible d’intégrer ces échanges informels dans notre économie actuelle ? Ou les impôts l’en empêche ?

C’est le problème, tous Les échanges (les Sel, etc) se sont heurtés à la problématique de la fiscalité. Et traditionnellement, il y a une forte réticence de l’État face à cette problématique de la fiscalité, car il y a la nécessité de la taxation. L’État cherche toujours à limiter ces échanges de façon strictes car il y a tout ce qui concerne la fiscalité qui importe de restituer à un tiers dans la transaction et d’éviter qu’elle soit bilatérale. Tout ce qui contribue à enregistrer de façon comptable permet la taxation, qui permet de réintroduire ce tiers dans la transaction bilatérale. 

Est-ce que la crise économique liée au coronavirus pourrait faire ressurgir ces comportements d’échanges et de dons ?

Moi je pense que oui. Mais il faut aussi bien définir de quoi on parle, ce sont des échanges de services sans l’échange de l’équivalent universel qu’est la monnaie. C’est ça le troc. C’est ça qui est en jeu dans tout un tas de plateformes qui mettent en évidence la résurgence de ce type de possibilité, comme par exemple les applications qui proposent des échanges entre voisin. Le développement de toute cette économie du don, de l’échange qui est se développe pour plusieurs raisons.

D’une part, ça permet une circularité. C’est-à-dire d’échanger des biens au lieu de créer un circuit qui aille de l’achat à la destruction de l’objet. On peut envisager le recyclage, etc. Ça va dans le sens d’éviter les déchets et de leur donner une seconde ou troisième vie, les intégrer dans une économie circulaire au lieu de les vouer à la destruction. Le raisonnement écologique est une vraie raison qui permet d’envisager le développement du troc. 

Et puis, pour ce qui concerne les services, il y a une autre raison à mon avis, c’est le développement des relations de proximité permises par internet. C’est un énorme changement qui modifie radicalement la sphère de l’échange. Les interactions par le digital, par internet, permettent de mettre en relation des individus sans intermédiaire professionnel, qui tire profit de cette activité. À partir du moment où ce sont des citoyens, des consommateurs et des producteurs (mais pas des professionnels) toutes les applications comme Le Bon Coin permettent potentiellement (même s’il y a une partie monétaire) de mettre en relation des gens qui font correspondre un besoin avec une offre. C’est nouveau et ça renouvelle les perspectives autour de cet échange direct. 

« S’il n’y a pas de coïncidence des besoins, il faut créer un équivalent que les deux parties acceptent. Ce qui permet de résoudre ce problème, c’est l’argent. »

Qui est intégré dans cette économie du don et de l’échange ? Ce ne sont pas que des personnes sensibles à l’écologie ? Il y a aussi des personnes aux revenus limités non ?

Oui, dans cet engagement, il y a une partie écologie qui vise à éviter la destruction des objets, limiter la société de consommation. Et une deuxième partie avec la consommation qui peut paraître moins chère. Mais on n’est plus dans le don, c’est l’économie de plateforme, où on ne passe pas par des professionnels, on échange directement par des producteurs. 

Si on passe directement par eBay, pour savoir qui a un vélo dans la région bordelaise, on n’est plus dans le troc, c’est un échange marchand, monétarisé, mais qui se fait dans un circuit, un usage de take and ride. Ce sont les objets d’occasion. Ça se développe beaucoup et c’est permis par le digital. Avant, il y avait le service des petites annonces. Aujourd’hui, il y a une disponibilité, une connectivité, qui font que ces échanges sont plus importants. La dimension économique, idéologique et digitale accélère ces échanges de manière incomparable par rapport à avant. 

Est-ce une utopie de croire qu’on pourrait vivre gratuitement aujourd’hui ? Si on enlève les taxes et les impôts, il y a par exemple un éco village (eotopia) qui a pour but de vivre sans argent, ils cultivent leur terre, fabriquent ce dont ils ont besoin et font du troc. 

C’est possible mais ça pose plusieurs problèmes. Déjà comme celui de la fiscalité. Qu’est-ce qu’on fait des transactions : un plombier vient réparer chez moi, est-ce un service qui me rend ? Est-ce taxé ? Si c’est moi qui le demande, pourquoi devrait-il être exonéré de taxation ? Si j’échange avec lui en monnaie locale, et que je propose une ou plusieurs heures de cours en échange, c’est un service rendu donc pourquoi il serait exonéré d’impôts. Ça c’est la position de l’État.

Ensuite, c’est un problème lié au fait que l’argent c’est pratique, c’est un média universel. Il y a la double coïncidence du besoin, du britannique Jevons. Par exemple, le plombier m’a réparé ma canalisation, mais est-ce que ça l’intéresse 2h d’anglais ? Pas forcément. Ce qui permet de résoudre ce problème, c’est l’argent. S’il n’y a pas de coïncidence des besoins, il faut créer un équivalent que les deux parties acceptent. C’est là que ça devient compliqué, les deux parties doivent accepter. C’est la reconnaissance collective de la valeur et de l’accord sur la valeur commune de ce qui a été échangé de part et d’autre. C’est un problème fondamental de l’échange, qui est résolu par la monnaie, mais qui pose problème quand on installe un substitut à la monnaie qui a cours légal. 

C’est pour ça que vous dites que « Le troc n’a pas que des avantages, il peut être aussi porteur de violence et de rapports de force » ?

Oui, si l’une des parties a un objet qui vaut moins que l’autre, ou si l’une des parties désire davantage ce que l’autre a plutôt que l’inverse, ça crée un déséquilibre qui est porteur de violence et implique que souvent la valeur du bien ou de la contrepartie qui est la moins désirée va diminuer par rapport à l’autre. Ce déséquilibre peut engendrer de la violence.

Comment faire pour éviter ça ? J’imagine qu’il y a des règles ?

Oui, par exemple, dans un Sel ça se règle par le fait que toutes les parties reconnaissent la valeur du service et de l’équivalent fixé comme paiement pour l’échange. La solution c’est qu’elle adhère à cette convention. Car n’importe quel échange est une convention. C’est l’idée que ce que vous achetez est quelque chose qui vaut ce que vous prenez pour l’acheter, et idem pour l’autre partie. Il faut que cette convention fonctionne. Si elle est créée sur une monnaie tierce, ça peut impliquer de fortes conséquences sur la croyance de la valeur en l’équivalent. L’exemple du bitcoin est assez parlant. À partir du moment où l’accord sur la valeur est fragile, il peut être très fluctuant. La valeur du bitcoin fluctue très fortement en fonction de la croyance que tous les individus qui se l’échange ont de sa valeur. Si jamais cette croyance s’affaiblit, sa valeur tombe. C’est très grave car ça modifie la richesse relative des agents qui détiennent cette monnaie. C’est là où réside la communauté de la croyance qui fixe la stabilité financière qui est un bien commun pour une collectivité, que ce soit un pays, une communauté. La solidité de la confiance fonde cette valeur, cette stabilité financière très importante pour que les échanges puissent se développer. 

« Il y a énormément de sphères dans lesquelles il n’y a pas de relations marchandes mais des relations qui par le don fondent l’ordre social »

Donc lorsqu’il y a de l’inflation, cela diminue la confiance en la solidité de la monnaie ? 

Oui, toutes les crises monétaires, tout ce qui est susceptible de remettre en cause, ou de faire fluctuer rapidement la valeur de la monnaie fait baisser la confiance. On le voit très bien, les sociétés dans lesquelles il y a beaucoup d’inflation sont des sociétés dans lesquelles il y a un déséquilibre et un transfert de richesse entre les agents qui s’endettent et ceux qui détiennent du patrimoine ou des créances. Ceux qui s’endettent voient leur dette allégée et ceux qui ont du patrimoine vont être défavorisé. 

Est-ce qu’il est possible de faire crédit avec des systèmes de dons et d’échanges ?

Si on prend l’exemple du troc, on peut imaginer qui ait un transfert différé dans le temps. C’est possible. Quand on donne un livre, on rend la personne endettée vis à vis de nous, le retour peut être différé. Mais ce retour implique une confiance très forte, et finalement la monnaie permet de se libérer de la confiance. La croyance dans le retour est plus compliquée avec le troc. Avec la monnaie, il y a une absence de l’attente du retour. 

Avec le don, il y a la confiance ? 

Oui, c’est un aspect important. Le don est a priori un échange unilatéral et sans retour, en réalité on s’aperçoit que c’est plus compliqué que ça. C’est le travail de Marcel Mauss, un ethnologue, du début du XXe siècle qui a théorisé l’idée que ce n’est pas la monnaie, mais c’est le don qui structure de façon essentielle l’ordre social. Il y a très peu de don pur, c’est plutôt la triple obligation qu’il appelle « donner, recevoir et rendre ». Beaucoup de ce qui constituent le don fait l’ordre social. La charité, le bénévolat, les associations, etc. Il y a énormément de sphères dans lesquelles il n’y a pas de relations marchandes mais des relations qui par le don fondent l’ordre social. C’est extérieur à la monnaie, mais c’est un élément essentiel du fonctionnement de notre société. Sans volontariat, sans bénévole, sans association, la société fonctionnerait très différemment. Le fait de donner constitue un secteur et une dimension importante de la vie sociale.

« On ne peut pas distinguer économie et social. Le don n’est pas que pur, parfois il y a de la violence, de la hiérarchie »

Par contre j’ai lu que certaines personnes étaient mal à l’aise à l’idée qu’on leur donne quelque chose, ça veut dire que ce n’est plus un comportement normal dans notre société ?

Le don est ambigu, certaines formes contribuent à créer du lien. Mais il peut aussi créer de la hiérarchie sociale. C’est-à-dire quand on écrase l’autre avec ce don. Par exemple, une situation sociale où on reçoit tellement de la part de quelqu’un, qu’on se demande « Comment je vais arriver à rendre tout ce qu’on m’a donné ? », il y a une sorte de malaise car on a l’impression que le don crée l’incapacité à rendre, il crée parfois plus de différences sociales. Parfois ça crée du lien social mais des fois ça hiérarchise et ça crée des différences.

Le mieux ce serait que ça soit encadré ? 

En ce moment je travaille sur un projet de recherche sur les cérémonies de mariage. On s’aperçoit qu’avec la générosité, la largesse, il y a des dépenses considérables qui sont effectuées par les familles à cette occasion. Et c’est une façon de montrer du prestige, de la richesse, du pouvoir social. Et le pouvoir cherche à encadrer ça. On voit que quand ça crée trop d’inégalité, quand ça crée trop de risque financier à cause des dettes, il y a des tentatives de l’État pour encadrer cette dimension de hiérarchie. 

Vous souhaitez ajouter quelque chose ?

Moi ce que je cherche à voir c’est comment est-ce que l’échange économique, qui paraît être totalement désintéressé, fondé sur le calcul, est en réalité plus complexe, il est imprégné de tout un tas de valeurs morales et sociales. On ne peut pas distinguer économie et social. Le don n’est pas que pur, parfois il y a de la violence, de la hiérarchie. Ce qui m’intéresse c’est de voir comment tout est imbriqué, de la circulation de la monnaie, des valeurs, du prestige, de l’identité, du lien social… Quand tout ça se rencontre, selon les sociétés, c’est très intéressant. Il y aurait plein d’aspects à développer mais ce qui me paraît important c’est que le digital permet l’échange et évite de passer par des intermédiaires. Ça crée des nouveaux types d’échanges, de relations, de possibilités… De To Good To Go à eBay en passant par Le Bon Coin, il y a un renouvellement, une diversité des formes qui évite de passer par les pros.