« Les investissements au sein de clubs de football doivent être analysés à travers deux prismes : l’économie et la politique »

Carole Gomez est directrice de recherche à l’IRIS, spécialisée sur l’impact du sport dans les relations internationales depuis 2013. Pour la chercheuse, l’actionnariat populaire des clubs de football se heurtera toujours aux intérêts politiques et économiques des puissants investisseurs étrangers.

Pourquoi des entreprises étrangères viennent investir dans un club de football ? 

Ça dépend des cas de figures, des sports, de la période et des pays. Par exemple, si on prend un cas assez connu, celui de l’investissement d’actionnaires chinois dans les clubs de foot européens, ce ne sont pas les mêmes raisons que la volonté pour un actionnaire américain de venir investir en son nom propre dans le foot européen. 

Au niveau des investissements chinois, ça s’inscrit dans un plan politique qui a été lancé par Xi Jinping. Il a pour objectif de développer le foot dans son pays. Il s’inscrit en trois temps : 2020, 2030 et 2050. Il sait que la formation a une place importante. Si on a vu arriver au cours de l’été 2014, et tout au long des années suivantes, des investisseurs d’entreprises chinois, ça peut être expliqué par différents égards. D’une part, la volonté de développer le foot, et donc aussi de mieux le connaître, se rapprocher des meilleurs centres de formation. Le choix des clubs dans lesquels ils investissent n’est clairement pas dû au hasard, par exemple si on prend le cas français : l’AJA, l’OGN Nice, l’OL, Sochaux, sont des clubs formateurs historiques, dans lesquels il y a un vrai savoir-faire et un vrai process.

Donc c’est le principe de la R&D, venir s’implanter dans une structure, en connaître et en tirer toutes les bonnes pratiques pour ensuite pouvoir utiliser ce savoir-faire dans le championnat national. À partir de 2014, on a vu la Chinese Fair Ligue se développer, des entraîneurs et des joueurs ont été attirés. Autre élément à ne pas oublier : la Chine a la volonté d’investir dans le domaine du foot parce que le pays considère (et ça c’est très clair dans un certain nombre de documents qui sont publiés en Chine) être une sorte de porte d’entrée aux marchés européens sur les différentes thématiques portées par les chefs d’entreprises (électricité, métaux, processeurs). L’idée, c’est par le biais du sport, être une porte d’entrée sur un marché, le tissu économique local, national, continental, se familiariser avec des process, des institutions, pour pouvoir construire un business plus important en ayant les codes de ce qui se passe. Au niveau de la Chine le plan est très clair, c’est noir sur blanc ça fait partie d’une seule et même politique qui a plusieurs facettes. Concernant les autres pays, ça dépend vraiment des cas.  

Autre cas de figure : l’Arabie Saoudite. Par son plan, « vision 2030 », elle a la volonté de diversifier son économie. L’objectif de ne plus reposer uniquement sur la rente pétrolière, essayer de trouver d’autres débouchés. Et le foot en fait partie car il permet de mettre la lumière sur soi, monter d’autres business derrière. En France on se souvient d’un chef d’entreprise azerbaïdjanais qui avait investi à Lens dans une volonté de diversifier les ressources de son entreprise, mais aussi de participer à la diplomatie sportive de son pays.  

En quoi est-ce un risque ? 

Que ce soit des investisseurs d’un pays ou d’un autre ne change pas trop la mise. Si on prend l’exemple de Mammadov à Lens, le problème c’est que beaucoup de promesses ont été faites avec un investissement important au début, mais ça c’est fini en eau de boudin car la personne ne pouvait pas donner les garanties qu’elle avançait. C’est là toute la difficulté d’arriver à se projeter sur le long terme pour ce club-là avec quelqu’un à sa tête qui ne tient pas toutes ses paroles. Il peut donc y avoir un vrai risque pour ces clubs de n’être qu’une « ligne » parmi tant d’autres dans la stratégie et le développement de ces entreprises. Il peut y avoir un manque de solidité dans les promesses faites et il est très compliqué de se projeter sur le moyen et long terme.

Par ailleurs, sur l’exemple chinois, il y a aussi une vraie logique (certains considèrent que ça va presque jusqu’à l’espionnage industriel, je ne serai pas aussi radicale), une volonté de dupliquer les modèles mis en place, les exporter et les recréer dans le championnat chinois. Donc prendre le meilleur, voir comment ça fonctionne, identifier les clés de réussite pour les réinjecter ailleurs. Ça peut ne pas être dramatique à l’instant T, mais dans quelques années, quelques décennies, on pourrait avoir une géographie et donc une géopolitique du football complètement bouleversée. Puisque dans le plan dont je vous parle côté chinois il y a une volonté de s’imposer sur la scène footballistique.

C’est encore aujourd’hui regardé d’un air moqueur, notamment au vu de leurs performances, mais vu les efforts, les moyens humains, temporels et financiers qu’ils sont en train de mettre en place, l’objectif de 2030 et 2050, surtout compte tenu du vivier considérable de joueurs et de joueuses de la Chine, ce n’est pas du tout quelque chose qui paraît irréel. Aujourd’hui, envisager la Chine championne du monde paraît être une idée saugrenue, mais après 40 ans de politique intensive, d’entraînement et de coaching par les meilleurs, ça ne me paraît pas complètement improbable. 

Est-ce possible qu’avec le coronavirus les investissements étrangers diminuent ? 

C’est un scénario tout à fait plausible et probable compte tenu de l’impact de la crise sur le foot professionnel et des pertes qui vont être assez importantes. Il y a de très fortes inquiétudes des clubs et fédérations sur ce sujet-là. Que face à une saison quasi blanche, certains investisseurs se retirent. Même si d’autres considèrent que comme vont être nombreux ceux qui se désengagent, il peut y avoir un réel intérêt à venir investir. Ça a été le cas de l’ancien investisseur des Girondins de Bordeaux, Joe Dagrosa, un Américain qui avait fait une sortie un peu négative dans la presse. Il avait dit que quand les clubs étaient au plus bas, c’est là qu’il fallait investir pour faire le plus grand retour sur investissement. Il ne s’en cachait pas et avait déclaré ça dans le New York Times.

Dans les cas d’investissements moins axé sur la rentabilité, comme la stratégie mise en place par la Chine, pensez-vous que les investisseurs puisse abandonner les clubs ? 

À mon sens, sauf cas extrême de force majeure, ils resteront. Par contre, il n’est pas impossible que le pays réduise la voilure, qu’il investisse moins, mais il y a quand même une volonté de rester, de continuer à apprendre au sein de ces clubs européens. 

Selon vous, comment va évoluer le cas du Qatar, qui a beaucoup investi en France ? 

Ils sont toujours sur cette logique d’investissement, il n’y a pas forcément de nouveaux éléments. On parle beaucoup des Émirats Arabes Unis, de l’Arabie Saoudite, mais si le Qatar est moins actif sur le secteur de l’investissement, il travaille énormément en coulisse. Il y a une vraie structuration de la politique et de la diplomatie sportive Qatarie. Il y a aussi le grand évènement attendu, la coupe du monde 2022, qui doit, je pense, beaucoup les occuper. Ce moment va être un grand moment pour la diplomatie sportive Qatarie donc à mon sens, il ne va pas y avoir une diversification de ces investisseurs, sauf si cas de force majeure, ils sont obligés d’investir pour diversifier leur économie.

Il faut toujours avoir ça en tête : les investissements au sein de clubs doivent être analysés à travers deux prismes. L’un purement économique, même si on sait que ce n’est pas là qu’ils vont faire le plus de bénéfices directs (en termes d’image c’est autre chose, mais direct c’est souvent le cas), et le deuxième prisme c’est la politique, la diplomatie sportive, où l’objectif va être, par le biais de ce club, des investissements, des résultats obtenus, de mettre en avant le pays, donner une image positive sur la scène internationale, être une carte postale du pays, le faire connaitre et reconnaitre. 

C’est là que se positionnent les Socios. Ils estiment que ces pays se servent de leurs clubs et souhaitent que toute cette économie soit relocalisée, profite au territoire et aux supporters.

Ce qui est intéressant c’est que quand vous regardez la carte européenne des investisseurs étrangers majoritaires, il y en a partout sauf en Allemagne, où c’est très contrôlé. Le pays a clairement indiqué dans le statut des clubs que les supporters doivent garder la majorité des voix. Ce qui permet d’éviter d’avoir ce genre de phénomène. Ça a été notamment perceptible en 2014 quand la Chine a cherché à investir dans toute l’Europe. De mémoire, ils ont investi majoritairement en France, en Espagne, en Angleterre, en Italie, et même en République Tchèque où le Slavia à Prague est 100% sous pavillon chinois, mais rien en Allemagne. 

Les Socios peuvent-ils rivaliser avec les investisseurs étrangers pour préserver les intérêts locaux des clubs ?

On pourrait passer des heures en fonction des nationalités, des temporalités, des sports, les stratégies sont différentes. C’est important de souligner qu’il n’y a pas une règle d’or, il y a systématiquement des intérêts entremêlés à la fois politique et économique.