L’actionnariat populaire, qui permet aux supporters d’entrer au capital de leur club de cœur et de participer aux décisions administratives et sportives, fait ses preuves dans plusieurs pays européens et sud-américains. En France, malgré les difficultés économiques et les échecs plus ou moins retentissants des investisseurs étrangers, ce mode de gouvernance alternative peine à éclore.
Il n’est pas nécessaire d’être fan de football pour avoir entendu parler de Manchester United, club anglais mythique figurant non seulement au palmarès des équipes les plus prestigieuses mais également des plus riches du monde. Moins nombreux en revanches sont ceux qui connaissent United of Manchester, avatar iconoclaste né au milieu des années 2000 à l’initiative d’une poignée de supporters de Manchester United déçus du virage business pris par leur club après le rachat par Malcolm Glazer, magnat de l’industrie agroalimentaire. Pour éviter toute dérive future en cas de succès dans son développement, le club, totalement dirigé par ses membres, se dote à sa création d’une charte empêchant par exemple la transformation de l’association à but non lucratif en entreprise, le changement du système de vote (1 membre = 1 voix) ou encore l’explosion du prix des tickets pour assister aux matches.
Seulement voilà, malgré un succès populaire solide et une réussite sportive honorable, le club reste cantonné à un statut amateur, dont le fonctionnement ne peut être comparé à ses grands-frères. Une petite structure sans commune mesure avec les empires professionnels dont il cherche à se différencier. Et qui ne sont pourtant pas insensibles à son initiative.

Si la question revient sur la table à échéances régulières, c’est que la tentation est grande. Un club de football professionnel qui tend la main à ses supporters pour créer un modèle de gouvernance collaboratif, ça a une certaine allure. Pourtant, les discussions, quand elles existent, se heurtent sans cesse à des réalités abruptes. L’arrivée massive de capitaux étrangers est plus en proie à créer de violentes fractures qu’à mettre en place de nouveaux modèles vertueux.
Un modèle éprouvé à l’étranger
Le football n’est pourtant pas un milieu comme les autres, et dans cet univers si particulier gravitent des planètes étranges. Traduction : des clubs qui laissent les supporters entrer au capital et prendre part aux processus décisionnel, ça existe. Surtout à l’étranger. En Espagne, où cette pratique est culturelle, deux des plus grands clubs du monde, le Real Madrid et le FC Barcelone, appartiennent à leurs supporters. Pour une centaine d’euros par an de cotisation, ceux-ci participent à des décisions importantes, comme l’élection du président. Pas anodin pour des entreprises qui frôlent le milliard d’euros de chiffre d’affaires. L’Allemagne, elle, a carrément mis en place dès 1998 la règle du “50+1”, qui stipule que les supporters membres de chaque club de première et deuxième divisions doivent toujours conserver la majorité des votes lors de l’assemblée générale. L’objectif affiché était d’empêcher tout investisseur privé de posséder plus de la moitié des parts d’un club, et donc de le contrôler. Deux exceptions cependant : le Bayer Leverkusen et Wolfsburg, respectivement créés et détenus par la société pharmaceutique Bayer et le constructeur automobile Volkswagen.
En revanche, le Royaume-Uni, souvent jalousé pour le pouvoir commercial et sportif conféré par ses droits télévisuels, continue de faire la part belle aux investisseurs étrangers, qui possèdent la moitié des équipes des championnats de première et deuxième divisions – même si les supporters peuvent, anecdotiquement, constituer des trusts et racheter des parts de leurs clubs.

En France, on tâtonne encore. Si, à l’image des Anglais de United of Manchester, les expériences existent chez les amateurs, comme à Rouen ou à Bastia, les professionnels traînent des pieds. Guingamp a bien lancé en 2017 son projet de “socios”, mais avec un impact avant tout symbolique – c’est-à-dire marketing – puisque les 17 000 “Kalon” (cœur, en breton) ont un pouvoir décisionnaire quasi-nul. Marie-Hélène Patry, en charge des affaires juridiques et sociales du syndicat des clubs professionnels, n’imagine pas voir éclore ce type d’initiatives. « C’est sans doute un problème culturel. On y viendra peut-être, mais je doute qu’en période de crise, les Français souhaitent injecter de l’argent dans leur club de foot… »
Des supporters actifs et patients
Certains attendent pourtant patiemment une opportunité. À Nantes, l’association « A la Nantaise », a créé une SAS, levé des fonds auprès de 6 000 “canaris” (surnom des joueurs de l’équipe), et espère devenir actionnaire minoritaire du club et contribuer à sa gestion. À Marseille, le Massilia Socios Club s’est fixé un objectif similaire. Il faut dire qu’ici, probablement la ville française où le football est le plus populaire, on ne plaisante pas avec l’OM. Depuis bien longtemps, des pétitions appellent à un actionnariat populaire et des groupes plus ou moins organisés bricolent dans tous les coins.
En 2016, le Massilia Socios Club a voulu rassembler tout le monde, sortir des modes opératoires faits de scotch et de bouts de ficelle, et bâtir un projet sérieux. « Après le décès de son mari, Margarita Louis-Dreyfus était la propriétaire du club et Vincent Labrune était le président. Il avait une gestion suicidaire du club, nous le voyions mourir à petit feu depuis plusieurs années, et d’autant plus à ce moment-là. Nous avions des bonnes idées, on s’est dit : plutôt que de rester dans notre canapé à regarder le club mourir, on va essayer de mettre notre énergie et notre savoir-faire au service de cette cause. Alors on est parti dans cette aventure », raconte Arnaud Thibault, l’un des cinq initiateurs. À l’époque, ils récoltent près de 140 000 euros auprès de supporters intéressés, et ont l’oreille attentive du club.

Mais le club est racheté par Frank McCourt, un promoteur immobilier américain, et les discussions vont dans le mur. La direction du club ne veut pas d’un partenariat avec Massilia Socios Club, et lui propose seulement d’être un mécène. Après deux ans de négociations, le dialogue est rompu. Les intérêts sont trop divergents. « On en revient toujours à la même chose, aujourd’hui, à la tête des clubs de foot, les gens ne sont pas là pour le foot, pour le territoire, pour leur ville mais pour des intérêts qui n’ont rien à voir avec le foot. Le Qatar n’en parlons pas, mais l’Américain McCourt c’est pas mieux. Lui, il est là pour quoi ? C’est la grosse question à Marseille, nous n’avons jamais eu la réponse. On se doute que c’est pour l’immobilier, ce genre de chose. Peut-être que l’OM c’est aussi une porte d’entrée pour l’Afrique, on ne sait pas. Nous on est des gens sains, puristes, on connaît Marseille, on connait le foot bien plus qu’eux, on connaît notre territoire, on est là pour l’intérêt de l’OM. Je pense qu’ils sont réticents à donner du pouvoir pour avoir les mains libres pour faire ce pour quoi ils sont venus. »
En sommeil depuis maintenant deux ans, le projet d’actionnariat populaire n’est pourtant pas enterré.* Le Massilia Socios Club croit au modèle et est sûr de sa force. Il estime que les socios marseillais seraient capables de lever 10 à 15 millions d’euros en contrepartie d’un certain pouvoir de décision au sein de l’OM. Mais il devra patienter jusqu’au prochain rachat du club. « S’il y a un nouvel actionnaire majoritaire dans les années à venir, on retapera à la porte. »
L’actionnariat populaire des clubs de football professionnels ne semblent pas prêt à décoller en France. Il s’agit pourtant d’un modèle éprouvé à l’étranger, y compris chez les géants du milieu, avec un succès populaire et financier incontestable. Il permet en outre de se protéger des investissements agressifs d’hommes d’affaires aux intérêts variés (business, diplomatie, volonté de développer le football dans son propre pays…) mais rarement en adéquation avec ceux des villes, des clubs et des supporters concernés. À l’heure où la pandémie mondiale secoue violemment les équilibres économiques d’entreprises déjà englués dans une bulle fragile aux règles bien trop floues, il est peut-être temps de se rappeler que le football n’est qu’un jeu, et qu’il n’est pas trop tard pour le rendre à ceux sans qui il n’est rien.
*Le 16 janvier 2021, le Massilia Socios Club a de nouveau communiqué auprès de ses membres pour que ceux-ci obtiennent le remboursement de leur don, tout en assurant poursuivre son travail autour du projet.