Directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris, le philosophe canadien Alain Deneault s’est penché pour Impact(s) sur l’enquête du mois, dédiée à l’économie du Donut pensée par Kate Raworth. S’il voit dans ce modèle « une boussole et une référence », il lui reproche d’occulter la réflexion sur la responsabilité historique, et met en garde contre l’habitude de l’économie à « faire appel aux pyromanes pour éteindre les feux ».
Que pensez-vous de l’économie du Donut ? Est-ce un réel projet économique novateur selon vous ?
Quand je prends conscience de ce projet, je me dis : « fort bien ». Et cela veut dire deux choses. « Disons oui, c’est pertinent. Comment dire non à cette proposition ? », mais ça peut aussi vouloir dire : « Mais en outre ? Qu’est-ce qu’il n’y a pas ? ». Ce n’est pas une critique, quand je lis un projet comme celui-là, je n’ai pas envie d’adopter un point de vue polémique. J’ai envie de poursuivre la réflexion. Je vois là un modèle et une utopie. Mais pas utopie au sens péjoratif. On nous présente un monde parfait, comme les sujets humains sont à même de les concevoir. Cela constitue une boussole, une référence. C’est un modèle utopique dans le sens où il est équilibré, il tourne rondement, toutes les variables sont ajustées, entre en composition de manière harmonieuse. Pour le résumer, c’est un modèle qui repose largement sur le principe de la mesure.
Que voulez-vous dire par « la mesure » ?
Il y a deux sens à ce terme également. La mesure qui table au sens moral de la contenance. Être mesuré est une vertu dans nos codes moraux, faire preuve de mesures dans nos désirs, nos initiatives, nos paroles, etc. C’est aussi un projet sur la mesure au sens des sciences exactes. Même si tout n’est pas mesuré au chiffre près, on sent qu’il y a des acquis de science positive et exacte. On modélise. Autrement dit, la méthodologie n’intègre pas les sciences sociales comme la psychologie, la sociologie ou la philosophie.
Encore une fois je dis « fort bien ». Maintenant j’y vois aussi une synthèse brillante et pertinente comme il y en a beaucoup. Je pense notamment à l’IPBES (plateforme intergouvernementale politique et scientifique sur la biodiversité et les services écosystémiques) qui a produit un rapport sur la crise de la biodiversité, avec un écho retentissant dans la presse. Là aussi on allait dans un mode de données chiffrées, de considération, des limites, des rapports, une dialectique entre les besoins et les excès. Aujourd’hui, nous sommes dans la synthèse. Et nous le sommes beaucoup pour outiller les décideurs, pour leur parler. Ils sont influencés par les modèles et les techniques dont je parlais : les données probantes, les statistiques techniques, les modèles opérationnels. Et encore une fois : « fort bien », c’est important. Il ne s’agit pas de simplement dénoncer, au contraire, c’est fort utile, c’est une référence.
Quelle forme aurait ce modèle s’il intégrait les sciences sociales ?
Le problème avec le modèle du développement durable, c’est qu’il n’y a pas de responsable historique. Il n’y a pas de réflexion sur les classes sociales, sur le capitalisme, sur les rapports de force dans l’histoire et sur les intérêts de puissants qui nous amené là où nous en sommes. C’est-à-dire au bord du précipice.
C’est comme si on postulait que tout le monde est de bonne volonté et qu’il suffisait de se réunir autour d’une table. C’est la théorie de la gouvernance qui est inspirée du domaine de l’entreprise, avec un certain nombre de principes auxquels vont adhérer à titre inégal, mais dans une égale ferveur, des communautés locales, des syndicats, des banques, des groupes de femmes, des autochtones, des entrepreneurs, des politiques locales…

On fait comme si au fond ce qui compte c’est de créer un référent modélisé, technique et mesuré et qu’on le propose comme étant une réponse à des problèmes sociaux-historiques écologiques majeurs et que, de là, va s’ensuivre une concertation. C’est la même chose dans le rapport dont je parlais sur la biodiversité. Ce sont des phrases souvent écrites sur un mode passif, « les terres arabes sont érodées étant donné un processus… », mais qui les érode ? Le ‘qui’ n’est jamais mentionné sur un mode sociologique réfléchi.
Entre ce modèle et nous, il y a des acteurs sociaux qui comprennent très bien ce qu’il se passe, car ils en sont responsables. Soit ils s’en moquent, soit ils s’accommodent des problèmes en fonction de leurs intérêts. Ils sont puissants et imposants, ils sont souverains, ils prennent des décisions qui provoquent un état de fait dans les sociétés.
Dans ces modèles, il y a autre chose qui fait dire « fort bien » et qui me gêne. Je le dois à Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil dans leur livre ‘L’Evénement Anthropocène’ et Clive Hamilton avec ‘Les Apprentis sorciers du climat’. Ils ont été fondamentaux dans ma réflexion sur ces sujets. Ils relèvent que les méthodes, les disciplines, les approches utilisées pour penser ces modèles sont les mêmes qui nous ont conduit au problème. Ces approches métriques, mesurées, qui placent toujours les sujets humains au centre : « Maintenant qu’ils ont tout saccagé, ils doivent gérer la suite pour mettre fin au saccage ». Mais en Occident, nous n’avons pas cette capacité à dire : « En grande partie, laissons faire la nature et considérons que nous ne sommes qu’une espèce parmi les autres qui la compose ».
Donc vous pensez qu’il faut lâcher prise, arrêter d’essayer de tout dominer et contrôler ?
Oui, car aujourd’hui le problème, quand on parle d’écologie, c’est qu’on pense à Nicolas Hulot, à des gens qui se roulent dans les broches pour stopper un convoi nucléaire, à des gens qui mangent bio, etc. Une vision conviviale de l’écologie. Alors que les données produites pour nous faire comprendre l’enjeu écologique du siècle sont produites par des capitalistes.
Certains courants capitalistes, ou encore l’économie verte, ont développé leurs méthodes à l’époque de la surenchère nucléaire entre le bloc de l’Est et celui de l’Ouest pendant la Guerre Froide, à base de modèles, de techniques pour contrôler le climat avec des approches stratégique de type militaire (il fallait faire en sorte qu’il pleuve à certains moments par exemple). Ces techniques ont poussé le régime à bout dans un mode destructeur. Et elles sont aujourd’hui utilisées pour penser les solutions.

Autant je dis « fort bien », autant pour ma part je refuse de jeter mon dévolu sur ces seules techniques car le problème de l’Occident est sa maîtrise technicise. Et ce n’est pas en étant technicise dans la façon de composer avec le problème extraordinaire et sans précédent de la pollution et de la destruction de la biodiversité qu’on va remédier durablement au problème. Car on pêche par les mêmes travers. C’est-à-dire l’hubris des Occidentaux qui pensent qu’on peut, par la technique, la raison, la volonté politique, tout maîtriser. Y compris la remise sur pied du fonctionnement du vivant à grand échelle.
En parlant du capitalisme et sa démarche pour produire des produits, souvent inutiles et polluants, puis les vendre à des personnes qui n’en ont pas forcément besoin par le marketing, vous dites que c’est « une sorte de grand délire auquel il faudra mettre fin ». Comment faire, selon vous, si ce n’est pas les mêmes acteurs qu’autrefois ?
Sur les deux versants de ce que vous rappelez, le problème c’est que les producteurs de savoir autour de l’anthropocène donnent l’impression qu’on considère que l’humain a pris trop de place dans le vivant, qu’il a une position hégémonique et accapare tellement de richesses qu’il met en péril le vivant et même sa propre espèce, la plus vulnérable. Or, en sociologie, si on parle du sujet humain, il faut parler des classes sociales, des décideurs, de ceux qui subissent.
Le paysan sénégalais qui essaie de survivre et le boursicoteur de Wall street ne sont pas les mêmes êtres humains. Il y a cette impression que l’anthropocène dénonce la position centrale et dominante des sujets humains, mais en réalité beaucoup de penseurs voient cette position comme étant souhaitable. Où on va confier au sujet humain, non plus seulement la gestion sociale (des entreprises, des gouvernements, l’aménagement des territoires, de la culture et des arts, etc) mais en plus on va élargir le champ de la gestion au vivant. On va l’administrer et même contrôler grâce aux techniques de géo ingénieries le climat. On va essayer de gérer les bancs de poissons, l’état des sols, et on va administrer le vivant.
C’est un vieux projet, et j’en parle dans ‘L’économie de la nature’. En effet, je crois qu’il faut revenir à un concept d’économie qui se rappelle ses usages pluriels, profonds, subtils. L’économie est une manière transversale, une réflexion, une conscience, une bonne relation entre différents éléments. Mais puisque l’économie n’est pas un système ni un modèle, les humains n’ont pas le pouvoir de maîtriser ces relations à grande échelle.
Qu’est-ce que l’économie alors ?
L’économie se distingue de l’idée de modèle qui fonctionne de manière vérifiable. C’est un ensemble de relations entre des éléments qui fonctionnent à travers des contingences, des incertitudes et même des accidents. Lorsqu’il y a économie, il existe des rapports féconds entre des éléments. Ça peut être autant dans une œuvre littéraire, dans un discours public, dans la nature, en mathématique, en psychanalyse… Le mot économie désigne à chaque fois le fait de relation entre des éléments sans qu’un modèle unique préside à ce fonctionnement. Il ne s’agit pas d’un système qui fonctionnerait en circuit fermé ou avec paramètres tout à fait maîtrisé et maîtrisable, mais ce n’est pas non plus le chaos, les aléas absolus où tout peut se faire et se défaire. C’est un entre-deux.
Comprendre l’économie, c’est comprendre qu’il n’y a pas ce modèle concentrique du donut où tout tourne. C’est encore ce fantasme de la maîtrise. L’économie suppose des aléas, et c’est ce qui manque dans ce modèle. Il manque le philosophe Georges Bataille parlant de l’inutile, de sa nécessité, des contingences des événements. Tout cela fait partie de l’économie mais pour le penser il faut lâcher prise. Il faut admettre que l’essentiel nous échappe et qu’on est qu’un élément en interaction avec ce qui nous échappe, qui est le vivant lui-même.

Donc les économistes n’ont pas forcément de légitimité à créer ces modèles ?
Ce que je constate c’est qu’ils utilisent précisément les méthodes qui nous ont conduit au problème. L’approche techniciste, managériale, gestionnaire est démesurée pour penser la mesure. J’habite dans une région où il y a beaucoup de pêche. Le rapport des économistes à la pêche est de dire qu’il faut faire preuve de mesure environnementale. Il faut se refréner car la ressource doit pouvoir se régénérer si on veut continuer à pêcher. Mais on est strictement dans un rapport comptable au poisson. Il n’y a pas un moment d’humilité où on dira : « de toute façon, on ne le maîtrisera pas complètement ». Si on se met à exagérer notre capacité à gérer la ressource, on risque de provoquer des problèmes encore plus graves que ceux qu’on a jusqu’à maintenant. C’est ce paradigme qu’il faudra un jour attaquer.
N’est-ce pas utopique de penser que les humains vont lâcher prise et arrêter de vouloir contrôler toutes les ressources ? Ne faudrait-il pas changer d’indicateurs à ce moment-là pour changer de paradigme ?
Encore une fois, je ne vois pas l’utopie comme un terme péjoratif de toute façon. Si on y voit une utopie, peut-être. Après oui on développe d’autres paramètres, de nouveaux critères, mais chiffrés, comptables, mesurés. On nous parle du climat et du réchauffement climatique comme s’il n’y avait une seule température sur la planète. Mais c’est une synthèse, cette température n’existe nulle part. On est dans des modèles où tout est rond, on ne finit plus d’en voir. Ces approches positives révèlent de notre fascination excessive pour la raison.
J’aurais opposé à cela des concepts, des façons de penser. Plutôt que de penser en termes d’indicateurs (du bonheur par exemple) qui donnent toujours l’impression qu’on travaille pour des décideurs qui vont avoir une multitude de petits cadrans grâce à ses données et vont d’un coup avoir un jugement éclairé car ils seront nourris par la science, par la rationalité. Plutôt que de passer par ce fantasme-là, qui lui aussi est utopique, on peut en revenir à la définition de certains concepts pour avoir en tête clairement ce dont il s’agit quand on nomme les choses.
« Ne pas penser à la culture dans le cercle restreint du donut me fait peur. »
Un concept, d’un point de vue mental, c’est un peu une caisse de résonance. Mais penser l’économie autrement que sur un mode marchand, comptable, productif et consumériste, c’est penser l’économie conceptuellement ainsi qu’elle a été réfléchie dans l’histoire par des théologiens, des littéraires, des mathématiciens, des psychologues, etc. Le mot économiste a eu plusieurs significations, et à chaque fois il s’est agit de penser ce qui sur une échelle désintéressée semblait bon. Est-ce qu’il nous semble bon de produire autant ? Simplement pour une catégorie d’acteurs sociaux qui ont du pouvoir d’achat au détriment de tous les autres qu’on asservit ou qu’on marginalise ? Je caricature un peu, mais on intègre la cupidité dans les modèles comme si c’était la normalité.
Kate Raworth se dit « agnostique des indicateurs économique »…
Elle n’en est pas loin. En fait, elle reproduit par ses propositions des formes, des discours et des agencements qui sont du même ordre. Peut-être qu’elle est agnostique par rapport à elle-même. Ce qui est bien quand on est agnostique, c’est qu’on n’est pas athée non plus. Tout n’est pas à jeter. Au contraire c’est même irréfutable, pavé de bonnes intentions, comment être contre ? Ça va dans le sens du « fort bien ».
Ce qui est intéressant c’est ce qui n’est pas dit, qui est implicite. C’est cela qui pose problème. Ce n’est pas la synthèse elle-même. Mais en effet agnostique j’aime bien car c’est ne plus jurer que par ces modèles et se méfier de là où ils nous amènent et d’où ils proviennent : les disciplines qui nous ont amené au désastre. Alors on peut très bien encore faire appel aux pyromanes pour éteindre les feux, mais il faut savoir qui on appelle et vers quelle pente cette production nous entrainera : encore plus de maitrise ? De gestion ? De prétention à une rationalisation de tout ? À un savoir sur tout ? À une technique sur tout ? C’est vers cela qu’on tend donc il faut le savoir pour être immunisé.
Amsterdam instaure le modèle du donut, qu’en pensez-vous ?
J’espère qu’elle constate tout ce qu’il manque pour passer à cette étape-là : une pensée sociologique sur les acteurs, qui sont des êtres de culture. Il n’y a pas de culture dans le modèle par exemple. Il y a l’éducation, c’est différent. Il n’y a pas de théâtre, de danse, de chant, de poème… Il n’y a pas d’inutile. Je trouve ça incroyable que l’on n’intègre pas ces domaines. Ne pas penser à la culture dans le cercle restreint du donut me fait peur.
Kate Raworth parle de « repositionnement moral » de l’économie. La morale a-t-elle sa place dans l’économie ?
Pour aller droit au but, les thèses de philosophes comme Deleuze, Nietzsche ou Spinoza, nous amènent à conclure que la morale ce n’est pas l’éthique. Et justement, le modèle est un point de vue très moral au sens où Nietzsche le dénonce, avec une sorte de théorie transcendantale, avec implicitement du jugement, l’idée de la règle, de la norme, des dix commandements… Alors que l’éthique et une certaine philosophie plutôt critique, optera pour des modes de compréhension intime, pour des pensées vives des relations, le sensible, pour tout autre chose. On est dans un tel autre registre que les comparaisons en deviennent difficiles.
Quelle est la différence entre morale et éthique ?
L’éthique est une pensée économique au sens où elle réfléchit aux relations qui sont bonnes (ou qui nous semblent bonnes) dans les situations même où on les vit. Pas par rapport à un modèle ou à une autorité. On comprend que si on jette des déchets toxiques dans le point d’eau près de chez soi, on va nous même se nuire. On le comprend dans sa chair, par des concepts et pas par des modèles abstraits. On nous a déconnecté de ça. On nous a présenté comme des consommateurs, on nous a rendu égoïste, on nous a ensuite présenté comme des employés fonctionnels qui devaient être de la ressource humaine, savoir se vendre sur le marché du travail en ayant investi dans une formation qui nous donne un diplôme et nous place en situation concurrentielle sur un marché. Toute cette propagande nous a éloignée d’une compréhension éthique des choses. Revenir à une lecture conceptuelle, éthique, et non morale, consiste à investir les citoyens dans ce qui fait le propre de leur relation.

Parfois on peut voir deux personnes se promener dans la rue en ayant superficiellement le même comportement mais ils seront radicalement opposés s’ils sont moraux ou éthiques. Quelqu’un peut être moral et dire qu’il ne fait pas quelque chose car il y a une règle transcendante qui dit qu’il ne faut pas le faire. La personne éthique fera peut-être de même mais parce qu’elle comprend le sens de ce qu’elle dit, elle n’obéit pas à quelque chose qui est ailleurs, elle a intégré le sens. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une opposition frontale et polémique avec ce type de proposition, ce n’est pas comme si on avait face à soi l’extrême droite. Ici, c’est une discussion amicale qu’on peut avoir entre gens qui pratiquent ces sciences exactes et positives. Mais il y a quand même plus à dire, on ne s’en satisfera pas.
Kate Raworth évoque du mélange des cours d’économie et de philosophie dans sa formation, est-ce important d’introduire des concepts dans la formation des économistes ?
En tout cas, on devra penser l’économie d’une manière ouverte sans confier un monopole à certaines disciplines. L’idée n’est pas d’éliminer ceux qui se présentent comme économiste, physicien ou géologue dans une série de domaines qui ont été centraux dans le développement de la finance et des politiques économiques. Mais il faut ouvrir ces disciplines à d’autres considérations et d’autres approches.
Ce qui me fait craindre quand on parle de morale dans le monde anglophone c’est que la philosophie s’est beaucoup adaptée à ces régimes de pensées. Certains modèles sont une défense de l’illustration du libéralisme. L’éthique est au service des affaires. Dans le monde institutionnel, elle n’a rien à voir avec ce qu’Aristote ou Spinoza ont pu faire. Car l’éthique telle qu’elle est développée est circonscrite à un certain rayon et ne pourra jamais renverser le régime lui-même. Il y a des choses qu’on garde sauve comme la légitimité du profit et le bien-fondé de l’entreprise dans ce but. Elle est un acteur social incontournable qu’on ne peut pas dissoudre, elle existe et a ses finalités dont l’une d’elle est d’enrichir les investisseurs.
L’éthique va être subordonnée à ce principe, elle va aménager les choses pour que cette conceptualisation-là puisse perdurer. Elle se présente comme un atout en affaire. « Lisez le modèle économique du donut et essayez de vous en approcher car les mœurs sont là, ce sera bon pour votre réputation à moyen ou long terme vous aurez une bonne image sur les marchés, votre marque sortira gagnante, avec de la valeur ajoutée ». On parle en ces termes-là.
« Le travail des enfants au Bangladesh ça ne dérange personne. Mais si Mediapart ou France 2 va filmer une situation de ce genre, il y aurait un boycott spontané, ce serait mauvais pour nos affaires. Donc soyons éthique car c’est rentable. »
Mais le problème c’est qu’au moment où les mœurs changent, on sacrifie pour la rentabilité. On se rend compte que tout est malléable, que l’éthique devient un indicateur parmi les autres. Un indicateur de la conscience publique sur un plan moral (ce qu’il juge acceptable ou non). Dans certaines populations, on trouve normal de jeter des déchets toxiques dans les cours d’eau, là-bas faisons le car ce n’est pas un problème éthique, ça l’est juste ici via le discours qui a émergé et dominé les consciences. C’est ça l’éthique. C’est qu’on administre des comportements d’entreprises en fonction du climat moral des sociétés ou l’on se trouve.
Le travail des enfants au Bangladesh ça ne dérange personne, par contre le faire en France ou au Canada oui. Donc on sera éthique dans ces pays-là car les mœurs ne le tolèreraient pas. Oublions les lois, on aurait une très mauvaise image de l’entreprise. Si Mediapart ou France 2 va filmer une situation de ce genre, il y aurait un boycott spontané, ce serait mauvais pour nos affaires. Donc soyons éthique car c’est rentable, mais seulement en France car il y a une conséquence sur cet objectif final de faire de l’argent. Au Bangladesh, on s’en fiche car ce sont des citoyens d’une autre catégorie, ce sont des sous-hommes que l’on peut exploiter.
On s’en sert pour faire du profit, c’est trop loin pour que cela nous touche…
Oui et ça ne pose pas problème car ce n’est pas là-bas que le profit se fait au tiroir-caisse, il n’y a pas l’opération commerciale. Et ces entreprises vont se barder de décorations éthiques, toute plus ridicules les unes que les autres. C’est de la relation publique. On étudie les principes de l’éthique en situant les gens dans des simulations qui n’ont rien à voir avec le réel. Par exemple, vous êtes sur un radeau, il y a deux rives, votre sœur sur l’une et 100 personnes inconnues sur l’autre, qui vous sauvez ? Donc il y a tout un débat « oui ma sœur je l’aime mais en même temps 100 personnes face à une seule »… Ils appellent ça de l’éthique… Quel ennui ! On n’est pas dans des enjeux structurels.
Vous appelez à une « régionalisation des modes d’organisation et à une modération de notre rapport à la consommation ». L’échelle d’une ville est-elle la bonne selon vous pour entamer un changement ?
Dans ces synthèses, comme celui du donut, on ne peut pas situer les choses dans l’histoire, car il n’y en a pas. Ou alors elle est minimale et technocratique, comme « selon les objectifs de tel accord international, de tel sommet, d’ici 2030 on est censé…». Il n’y a pas de sociologie. Maintenant si on fait un peu d’histoire, on peut dire un certain nombre de choses. D’abord, les problèmes sont les problèmes. Je le dis dans mon livre ‘De quoi Total est-elle la somme ?’.
Le problème des multinationales, ce n’est pas de mieux les contrôler, de les rendre plus transparentes, de limiter les paradis fiscaux, etc. Le problème ce sont elles-mêmes. Leur existence. On n’en a pas besoin, elles représentent un pouvoir privé surdimensionné qui transcende les États, qu’aucun régime politique n’arrive à encadrer car il déborde des frontières.
Il n’y a pas de raison qu’on laisse une poignée d’oligarques contrôler ce qu’il en est de l’alimentation, du transport, de l’énergie, de la culture, de la pharmacie… De laisser à une poignée d’actionnaires des domaines aussi névralgique, c’est ça le problème. Le problème des paradis fiscaux c’est les paradis fiscaux. Le problème c’est le problème, on n’arrive pas à dire cette chose aussi simple et élémentaire. Il faut être capable de les nommer. À quoi ça sert de faire de modèles utopiques si on n’est pas capable de dire que pour y arriver, il y a ce problème-là. Plutôt que de dire « Il faudra amener ces facteurs à se concerter avec trois groupes de femmes, un écologiste et un élu local », c’est pathétique.

L’autre point, c’est l’histoire elle-même, le XXIe siècle sera un siècle de crise. On le sait, trois crises cumulées : crise économique, énergétique et des minerais. Ils sont centraux aujourd’hui. Au niveau énergétique, on gratte les fonds de tiroirs, on va chercher du pétrole dans de la boue, à 3000 mètres sous les eaux, on est désespéré de trouver de nouveaux gisements pour maintenir la consommation au point éhonté où on est arrivé. Avec la crise des écosystèmes, si on se fie au rapport de l’IPBES, la chaine alimentaire est menacée, ainsi que tout l’écosystème, ça veut dire la fonte du permafrost, la libération du méthane, des ouragans, des feux de forêts, des canicules…
Et j’ai l’impression que la réaction face à ce phénomène qui touchera de nombreuses populations, ce sera la régionalisation forcée. Il y aura quelque chose de révolutionnaire. Il y aura toute sorte de structures, de modalités, de systèmes de pouvoirs qui seront révolu, ce sera la révolution. Ils seront relayés au passé. Il n’y aura pas nécessairement d’étendards rouge et de manifestations. Il y aura un changement car où qu’on soit, il faudra s’organiser car les biens ne viendront plus de Chine, les carrefours de ce monde ne fonctionneront plus aussi rondement que maintenant, il faudra se réorganiser, et faire de la politique régionale. On verra qui est présent, qui fait quoi, qui sait faire quoi, qui peut mettre en commun un certain nombre d’aptitudes, de ressources, de compétences, d’énergie, de force par rapport à quel besoin dans la communauté. Il y aura des nouvelles assemblées, sur un mode régional avec une réflexion confédérale j’imagine sur certaines grandes questions comme la pharmacologie par exemple. Mais il y aura un ancrage régional plus fort j’en suis convaincu. Je ne suis pas en train de dire comment ça va fonctionner, ce n’est pas un modèle mais une perspective.
Sans que ça tombe dans le survivalisme ridicule, il y a tout un savoir-faire que l’on trouve sur l’économie aujourd’hui. Des petites communautés qui réapprennent à coudre, dans le petit potager qui n’est pas juste là le dimanche pour se faire plaisir, mais qui entre dans une logique économique, car on craint un grand dérangement. Ce sont des échelles qu’on n’avait pas vues depuis longtemps.