Alors que les appels pour reconstruire un monde post-covid différent restent lettres mortes, l’économie du donut, développée et popularisée par Kate Raworth, revient sur le devant de la scène et connaît ses premières mises en œuvre concrètes à l’échelle de grandes villes. Un modèle de développement social et durable, dont l’ambition est de permettre de concilier justice environnementale et justice sociale.
On a tous en tête l’image du gâteau géant du capitalisme, qui, grâce à une levure appelée croissance, offre censément à chacun une part de plus en plus grosse – et dans le pire des cas des miettes. Mais depuis quelques mois, les ingrédients commencent à manquer et la recette semble atteindre ses limites.
Il faut dire que la crise sanitaire mondiale a entraîné un surplus de cuisson inattendu. Avec un produit intérieur brut mondial qui devrait reculer de 3% en 2020 selon le FMI (à titre de comparaison, il n’avait dévissé que de 1,7% lors de la crise financière de 2008-2009), c’est environ un demi-milliard d’habitants de la planète qui pourraient perdre leur travail dans les prochains mois, suivant ainsi les 200 millions de Chinois et 26 millions d’Américains déjà privés de salaire. En France, 500 000 emplois avaient déjà disparu au milieu de l’été, et les prévisions font état d’un autre million d’emplois en moins sur le marché du travail l’année prochaine, sans compter les 700 000 jeunes diplômés qui viennent d’y débarquer sans perspective d’embauche.
Complétement cramé, le gâteau ? L’occasion, peut-être, de changer de recette. D’oublier ce dessert peu inspiré qu’on nous a servi jusqu’à l’indigestion. D’ailleurs, depuis le début de la pandémie, on ne compte plus les appels à la construction d’un monde nouveau, et si chacun a ses mots pour le dire, les voix convergent. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, admet lui-même depuis des mois que « le capitalisme est dans une impasse ».
Bien sûr, les grandes tribunes, les pétitions et les déclarations politiques sont plus souvent opportunistes que réfléchies, et les accents lyriques qui les composent disparaissent avant même que le début d’une idée concrète émerge. Il faudra une transformation profonde des valeurs et de la culture – que l’on pourrait appeler une grande transition si le mot ne sonnait pas, désormais, si creux – pour atteindre un avenir fondé sur la justice sociale, le bien-être pour tous et la résilience écologique.
Un donut peut-il sauver l’humanité ?
Que les gourmands se rassurent, l’alternative reste sucrée. Pour réorganiser l’économie, répondre aux défis sociétaux et environnementaux, et guider l’humanité dans ce siècle, une nouvelle boussole émerge : le donut.
Derrière cette image à première vue étrange, Kate Raworth, une économiste qui veut changer les règles de sa discipline. « Depuis plus de 70 ans, les économies sont obsédées par le PIB comme mesure principale du progrès. Cette obsession a été utilisée pour justifier des inégalités extrêmes de revenu et de fortune, doublées d’une destruction sans précédent de notre environnement. » Cette Britannique propose de redessiner les grandes théories macro-économiques et d’en repenser les objectifs. Avec un donut. « Pensez au donut comme une boussole visuelle pour savoir comment répondre aux besoins de tous les peuples dans les limites des moyens d’une planète prospère. Le cercle extérieur représente notre plafond écologique, constitué de frontières au-delà desquelles se trouvent une dégradation inacceptable de l’environnement et des points de basculement potentiels dans les systèmes terrestres. Le cercle intérieur représente notre base sociale, dérivée des normes minimales convenues au niveau international, telles qu’elles ont été identifiées par les gouvernements du monde dans les objectifs de développement durable en 2015. C’est dans l’espace intermédiaire, où nos besoins sont satisfaits et les systèmes terrestres protégés, que l’humanité peut s’épanouir. »

Le donut, un espace d’action entre deux balises, qui permet de considérer qu’une économie est prospère lorsque les douze fondements sociaux (nourriture, soins, éducation, logement…) sont réunis sans dépasser aucun des neuf plafonds écologiques (pollution, stress hydrique, destruction de la biodiversité…). Des balises largement outrepassées depuis un siècle, conduisant aux dérèglements climatiques et à l’accroissement des inégalités que l’on connaît et sur lesquels on ne reviendra pas ici, tant ils sont déjà largement documentés par ailleurs.
Reste que le défi est de taille : détruire l’idée prétendument irréfutable selon laquelle le bien-être de l’humanité se résume à une courbe de croissance exponentielle qui s’envole. Pour cela, il faut apprendre à désapprendre des théories économiques solidement installées dans les esprits d’hier et d’aujourd’hui, et encore enseignées à ceux de demain. « On inculque aux citoyens de 2050 une vision fondée sur les manuels de 1950, qui s’appuient eux-mêmes sur les théories de 1850, déplore l’économiste. Étant donné l’évolution rapide du XXIe siècle, c’est la recette du désastre. »
Or, pour changer les choses, il ne suffit pas de dénoncer. Il faut proposer un nouveau modèle qui rend obsolète le précédant. « Lors du krach financier de 2008, je pensais déjà que nous avions besoin d’une nouvelle réflexion pour répondre à la fois à la crise écologique et à la crise des inégalités. J’ai donc quitté mon travail à Oxfam, je me suis plongée dans des théories qu’on ne m’avait jamais enseignées. Je me suis demandée ce qui se passerait si les perspectives de l’économie écologique, féministe, de la complexité, du comportement et des institutions étaient toutes sur la même longueur d’onde. Le résultat a été l’économie du donut. »
Publiée dans un livre qui détaille sa théorie et ses propositions, l’image l’a rendue célèbre et a aussitôt popularisé son travail. « J’ai toujours gribouillé dans les marges de mes notes, et j’aimais bien inclure des images dans mes rapports pour Oxfam et les Nations unies. Le diagramme original du donut a été publié en 2012, et, presque du jour au lendemain, il a eu un impact important. Les gens ont commencé à m’appeler « la dame aux donuts », et je savais qu’il n’y avait pas de retour en arrière. »
Image abstraite, propositions concrètes
Derrière la métaphore, le plan est concret. Oublier la dépendance à l’idée de croissance, à l’évolution du PIB, à l’offre et la demande et à la pensée de marché, pour revenir aux racines de l’économie : gérer les ressources du ménage (la planète) dans l’intérêt de tous ses membres (les habitants). Les outils de mesures utilisés ne doivent alors répondre qu’à deux questions, au demeurant très simples : est-ce que la population peut subvenir à ses besoins essentiels ? Est-ce qu’elle le fait d’une manière qui ne conduit pas à dépasser le plafond écologique ?
« Je n’utilise pas le terme de décroissance, parce que je crois qu’il ajoute de la confusion plutôt que de clarifier le débat. Mais pour ce qui est de la substance de ce que représente le mouvement de décroissance, il y a un alignement profond. Il en va de même pour le bien-être et l’économie solidaire. » Kate Raworth préfère se définir comme “agnostique de la croissance”, et expliquer clairement qu’une économie peut prospérer, peu importe si les courbes montent, stagnent ou descendent. Dans ce cadre, le fait que le PIB augmente ou non, qu’il y ait de la croissance ou non, n’est plus au centre des préoccupations.
« Je n’utilise pas le terme de décroissance, parce que je crois qu’il ajoute de la confusion plutôt que de clarifier le débat. »
Ce qui nécessite, là encore, de ramer contre le courant de décennies d’enseignements contraires. Et derrière eux un système robuste. « Les gens croient souvent que ce sont les économistes de la vieille génération qui sont le problème et que nous allons changer l’économie « un enterrement à la fois ». Je ne suis pas d’accord. Après une discussion avec des universitaires en Belgique, un jeune professeur assistant m’a dit en toute décontraction qu’il trouvait les idées de mon livre très intéressantes et qu’il aimerait les enseigner, mais comme il était en passe d’obtenir la titularisation, il devait être prudent. Ce commentaire m’a marqué et a renforcé ma conviction que ce ne sont pas les gens mais le système qui fait obstacle à la transformation. »
Le succès des conférences de Kate Raworth, invitée dans des universités du monde entier à la demande des étudiants des départements d’économie, montre cependant un désir très fort au niveau international pour une transformation des programmes d’enseignement. L’économiste britannique a elle-même connue sa métamorphose intellectuelle au cours de ses études. « Mon grand réveil a eu lieu lors de ma deuxième année, lorsque j’ai voulu parler du changement climatique, des pluies acides, du trou dans la couche d’ozone et de l’effondrement des écosystèmes. Pour exprimer cela, l’économie m’a offert deux mots : « externalités environnementales ». Au XXIe siècle, parler encore de la mort de la planète comme d’une simple externalité environnementale est pour le moins inquiétant. »
Depuis, elle plaide pour un repositionnement moral de l’économie. « Si les économistes ne sont pas conscients des valeurs ancrées dans les cadres qu’ils enseignent, alors ils ne sont pas conscients de ce qu’ils transmettent tacitement à la génération suivante. Pendant ma première semaine à Oxford, nous avons étudié la philosophie et l’économie côte à côte, en discutant du concept d’utilitarisme selon John Stuart Mill en même temps que nous dérivions des courbes d’utilité et de l’offre et de la demande dans le cadre du marché. Ce lien entre la philosophie et l’économie était passionnant, mais de courte durée. Au cours de la deuxième semaine de philosophie, le professeur a fait valoir que l’utilitarisme est une façon très limitée de voir le monde, nous nous sommes donc tournés vers d’autres cadres moraux. Pendant ce temps, nos études d’économie se sont cantonnées à la théorie de l’utilité pendant les trois années suivantes, ce qui m’a laissé perplexe et désillusionné. Des années plus tard, j’ai été initié aux travaux d’Amartya Sen, dont le point de départ n’est pas le marché, mais la garantie des capacités essentielles de chaque être humain. La position fondamentale de Sen est que nous devrions tous avoir la capacité de mener une vie longue, saine, autonome et engagée et que les systèmes économiques devraient être conçus pour permettre de tels résultats. »
Oublier la croissance, le PIB et le ruissellement
Kate Raworth s’attaque également au mythe du ruissellement, dont l’hypothèse est basée sur une courbe en forme de U inversé, semblant indiquer que dans le fonctionnement normal d’une économie en pleine croissance, les inégalités augmentent d’abord, avant de diminuer, suggérant ainsi le mantra que l’on connaît bien : si vous vous souciez des inégalités, n’intervenez pas pour redistribuer parce que vous pourriez bien faire obstacle à la croissance, qui – comme le montre la courbe – finira par égaliser les choses.

Seulement voilà : le travail de Simon Kuznets dans les années 1950, qui a donné vie à cette courbe, laquelle est devenue le diagramme le plus influent de toute la théorie économique en matière d’inégalité, s’appuie sur des données biaisées. En 2014, Thomas Piketty est revenu sur l’analyse de Kuznets avec des données bien plus riches. Il a conclu que Kuznets avait raison, mais qu’il avait étudié une période très inhabituelle : de l’avant-guerre à l’après-guerre. Il s’avère que la guerre a détruit le capital des riches et que les gouvernements de l’après-guerre ont investi massivement dans la santé, l’éducation et le logement. C’est bien cette politique inhabituelle qui a fait plier la courbe, et non le fonctionnement inhérent du marché. Mais le mythe a survécu pendant un demi-siècle. « Nous avons maintenant vécu des décennies façonnées par les conséquences politiques associées à cette hypothèse, déplore Kate Raworth. L’économie à effet de ruissellement. L’économie de l’austérité. Toutes deux sont ancrées dans l’idée que la croissance entraînera une plus grande égalité au fil du temps, de sorte que l’inégalité d’aujourd’hui doit être endurée. Théorie dont on sait aujourd’hui qu’elle est fausse. »
De la parole aux actes
Loin de n’être qu’une théoricienne, Kate Raworth joint l’action aux mots. Depuis la publication de ses recherches, elle multiplie les conférences pour confronter et diffuser sa pensée, les partenariats avec les universités pour développer des nouveaux plans et supports de cours, ou encore les collaborations avec des artistes pour transformer le concept de donut en œuvres d’art, afin de le rendre ludique et largement accessible.
Mais l’économiste participe également à la mise en pratique concrète de ses idées, en travaillant avec des entreprises, des villes et même des pays entiers. « J’ai été étonnée par le niveau d’intérêt des gouvernements – de tout l’éventail politique. Lors d’un événement aux Pays-Bas, j’ai donné une conférence au ministère des Affaires économiques et du changement climatique, et la salle débordait. L’organisateur a expliqué qu’il s’agissait d’une véritable chasse aux nouvelles idées : “C’est comme si la pluie tombait sur une terre stérile », ont-ils dit. »
« Le changement est bloqué dès que les ministères des Finances commencent à parler de « coût optimal », c’est-à-dire payer le moins d’argent possible pour obtenir le plus grand effet possible… »
Sur le terrain du concret, s’accorder sur les principes généraux de l’économie du donut n’est pas le plus difficile. « C’est compliqué pour quelqu’un de vous dire pourquoi le donut est mauvais. Les gens le trouvent irrésistible. Ils comprennent qu’il y a des points de basculement parce que nous les voyons, nous en sommes témoins et nous les vivons. Ils reconnaissent que les gens ont des besoins humains essentiels – l’héritage de 70 ans de travail sur les droits de l’homme aux Nations unies. Les gens sont d’accord avec ces principes fondamentaux. »
C’est lorsque les finances publiques entrent en jeu que ça coince. « Les ingénieurs m’ont dit que le changement est bloqué dès que les ministères des Finances commencent à parler de « coût optimal ». Au Royaume-Uni par exemple, il existe un livre vert, qui est l’ensemble des règles qui régissent la logique du Trésor. Il tient compte de l’avenir et utilise l’analyse coût-bénéfice. Il se fonde sur une économie de l’incrémentalisme, qui dit que nous devons toujours passer notre temps à chercher l’optimum. Ainsi, selon cette logique, nous voulons payer le moins d’argent possible pour obtenir le plus grand effet possible, pour ne pas gaspiller de l’argent… »
Un moment charnière ?
C’est peut-être encore plus vrai aujourd’hui, en pleine crise sanitaire, à l’heure où les pays du monde entier regardent le futur avec inquiétude. Pourtant, alors que les appels pour penser le « monde d’après » se multiplient, demandant de saisir l’occasion pour reconstruire nos économies d’une manière différente, certains en sont déjà aux travaux pratiques.
De plus en plus d’élus se demandent ainsi comment faire prospérer leur ville et ses habitants, tout en respectant le bien-être de chacun et la santé de la planète. Aux États-Unis, Portland et Philadelphie se sont fixé des objectifs comme le retour à une économie circulaire, qui réduit le gaspillage, et une gestion de l’immobilier plus responsable. Houston a centré son plan d’action sur la réduction des émissions dans des secteurs tels que les transports et l’énergie. Parmi les objectifs spécifiques du plan figurent l’ajout de 800 kilomètres de pistes cyclables au cours des cinq prochaines années, la création d’un centre d’affaires dans la ville pour les nouvelles entreprises énergétiques et la réduction de moitié des déchets résidentiels d’ici 2040.
En Corée du Sud, le Green New Deal du président Moon Jae-in prévoit un engagement pour des émissions nettes zéro d’ici 2050, la fin du financement des centrales au charbon à l’étranger et une nouvelle taxe sur le carbone. En Écosse, le conseil du North Ayrshire mise tout sur la richesse locale. Il s’engage à donner la priorité aux entreprises locales pour les marchés publics, à soutenir les coopératives ou les modèles d’actionnariat salarié, et à engager la régénération de ses 1 294 hectares de terrains vacants à l’usage de la communauté et des entreprises locales.

Mais l’un des plans les plus ambitieux a été pensé et mis en oeuvre à Amsterdam. La maire adjointe de la ville, Marieke van Doorninck, a réuni élus, citoyens et experts dans un comité baptisé “Amsterdam Donut Coalition”, dont l’objectif est de faire des principes de l’économie du donut la base de toutes les politiques publiques de la ville dans les domaines de la santé, du logement, de l’éducation, du numérique et de l’écologie. « Ce n’est pas une vision hippie du monde, se défend l’élue. Il s’agit de développer l’attractivité de la métropole, tout en rendant de meilleurs services à ses habitants, dans le respect de son territoire et des ressources locales. »
Marieke van Doorninck précise que les principes du donut « ne sont pas là pour apporter des solutions toutes faites, mais permettent de transformer la manière avec laquelle on regarde les problèmes. Ce changement de regard permet d’améliorer les politiques publiques, pour les rendre plus performantes à la fois du point de vue social et environnemental. » Au menu du plan de relance de la capitale des Pays-Bas : le développement de l’agriculture urbaine, la location et la réparation des produits de consommation tels que les vêtements, l’électronique et le mobilier, des changements dans le traitement des déchets domestiques, une lutte accrue contre le gaspillage alimentaire, ou encore la mise en place de critères écologiques très stricts pour la conception de nouveaux bâtiments et espaces publics. La ville prévoit ainsi d’utiliser la moitié des matières premières vierges qu’elle utilise aujourd’hui d’ici 2030, et de réduire cette consommation à zéro d’ici 2050.
Si Kate Raworth n’avait pas imaginé voir naître une application concrète de ses théories « dans un tel contexte de crise », elle est persuadée que « le besoin d’un tel outil de transformation ne pourrait guère être plus grand à l’heure actuelle », et espère que « son utilisation à Amsterdam inspirera beaucoup plus d’endroits – des quartiers aux villes, aux régions et jusqu’aux nations ».
Car la théorie du donut est bien plus qu’une brillante et disruptive doctrine économique. Elle est un guide pour l’action publique territoriale, nationale et même internationale. L’une des questions clé que l’humanité doit se poser est de savoir comment répondre aux besoins de tous les peuples dans les limites des moyens de la planète. Avec le donut, elle a peut-être trouvé une première réponse concrète.
Sources : ADN, podcast journal, resiliences, OFCE, FMI