Autrice du livre Et si on travaillait autrement ?, Florence Benichoux travaille sur la prévention santé en entreprise et sur la qualité de vie au travail. Si elle affirme que les salariés peuvent faire preuve d’adaptabilité, elle souligne les impacts négatifs pour la santé du management et de l’organisation du travail actuelle.
À quel constat êtes-vous arrivé avant de créer votre méthode ?
Je viens d’un univers très scientifique et rigoureux. Je suis médecin, j’ai fait mes premières années dans le milieu hospitalier en cancérologie. J’ai commencé par soigner des individus et j’en ai vu mourir pas mal. Donc j’ai voulu faire de la prévention. D’abord de la prévention physique, et puis j’ai vu arriver, depuis le début des années 2000, des problématiques de santé mentale. Il n’y avait alors quasiment aucune prévention à ce niveau, pourtant j’ai vu se développer le stress chronique, les dépressions au travail, les burn out, les maladies cardiovasculaires précoces avec des accidents vasculaires cérébraux à 40/45 ans. C’est très jeune. J’en voyais de plus en plus, et ça continue de s’accélérer. Je me suis dit qu’il fallait inventer les outils de la prévention de la santé mentale.
À quel(s) phénomène(s) cette détérioration de la santé mentale est dû selon vous ?
Il y a une vingtaine d’année, nous étions à l’époque de la tragédie grecque avec une unité de temps de travail, une unité de lieu et d’action. Aujourd’hui le monde du travail a éclaté. Pour certain, passer aux 35 heures a été un progrès, mais pour d’autres comme l’hôpital, cela a été une catastrophe. À une époque, limiter le temps de travail était protecteur, mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. Les 35h c’est bien pour les ouvriers mais les cadres ont souvent des forfaits jours, avec des horaires illimités, donc ils ne sont pas protégés. L’unité de lieu a également explosé de façon un peu brutale avec le télétravail. Et quant à l’unité d’action, les fiches de poste, qui détaillaient un métier bien particulier, sont remplacées par la valorisation de la polyvalence.
« Les 35h c’est bien pour les ouvriers mais les cadres ont souvent des forfaits jours, avec des horaires illimités, donc ils ne sont pas protégés. »
Il y a autre chose que la perte de ces trois repères ?
Oui, il y a trois autres critères je pense. Premièrement, et sans aucun doute, la financiarisation. Elle a intensifié le travail. Cela a entrainé la digitalisation. Nous avons été capable d’en faire beaucoup plus dans une journée. Et derrière, nous avons mis en place de nombreux process, pour être encore plus lean. Cela a apporté plus de performance mais moins de liberté pour les individus, ça a robotisé les gens. Des personnes que je suis m’ont dit qu’ils laissaient leur cerveau à l’entrée de l’entreprise. On demande aux gens de faire des taches très basique et pas stimulantes, c’est démobilisant de ne pas utiliser son intelligence. Les procédures c’est bien, mais il y a souvent un excès de process. Et c’est toujours l’excès qui pêche. Les différences de salaire entre les employés et les patrons ne sont juste plus raisonnables. Pour le toujours plus de certains, on a fait du toujours moins pour les autres. Avant les machines tombaient en panne, aujourd’hui ce sont les Hommes.
Dans le secteur public, nous avons constaté que c’était compliqué de réduire le temps travail au niveau budgétaire. Mais comme c’est un secteur où il y a beaucoup de « silos », est–ce une raison de plus pour laquelle il est difficile d’aménager le temps de travail ?
Ici, il y a un autre élément qui rentre en ligne de compte : la qualité du management. Dans le privé depuis 25/30 ans elle a un peu évolué. Mais je vois beaucoup plus de souffrance au travail dans la fonction publique ces dernières années. Que ce soit dans les hôpitaux ou dans la fonction publique territoriale. C’est très difficile car très hiérarchisé. Le fait d’avoir des manageurs qui décident sans laisser de place aux autres créé des tensions avec une génération qui ne supporte plus cette manière de travailler.
On a voulu mettre du progrès en rassemblant les régions aussi par exemple, mais on a ajouté des couches au millefeuille. En France, on ne sait pas supprimer, et c’est encore plus compliqué. Les employés n’ont pas beaucoup d’autonomie, ils paient cher la sécurité de l’emploi. Dans la fonction hospitalière, en dehors de la Covid, on a voulu transformer les hôpitaux en entreprises et on les a mis dans un conflit éthique. On leur demande d’aller le plus vite possible à cause de critères financiers alors qu’ils sont venus ici pour aider et prendre soin.

Donc le management est un enjeu majeur selon vous ?
Si le management est bienveillant on peut en faire dix fois plus. Les jeunes dans les start-ups bossent comme des fous et ne sont pas malades, car ils construisent quelque chose, ils sont fiers d’eux, et le travail est une dynamique. Les vieux managers doivent apprendre à travailler autrement. Avec la Covid, ils doivent manager des équipes en télétravail, ils sont face à des individus et ne savent pas faire. C’est compliqué pour eux de s’adapter, ça leur demande une surcharge de travail énorme.
Face à ces constats, vous avez voulu aider en créant votre propre indicateur ?
J’ai vu les problématiques de santé mentale augmenter et j’en avais marre de voir des entreprises qui se targuaient d’être dans des bâtiments HQE (Haute Qualité Environnementale). Elles s’occupaient beaucoup des machines et des bureaux mais assez peu du facteur humain dans leur organisation. Donc par provocation, j’ai voulu créer un HQH (Haute Qualité Humaine), qui doit simplement permettre aux gens d’être bien dans leur travail pour leur permettre de faire un travail de qualité. Je me bats contre le bien-être au travail, car pour beaucoup c’est du bien être d’abord : des massages, des salles de ping-pong, etc. Mais c’est de la qualité de vie hors travail, on est hors sujet.
Moi ce qui m’intéresse ce n’est pas le bien-être mais l’être bien au travail. Parce que le temps de travail comprend plusieurs aspects. Quand on aime bien son travail, qu’on peut le faire dans de bonnes conditions, on est fier de ce qu’on fait et cela construit l’estime de soi et rend vraiment heureux. Je voulais définir de façon scientifique ce qu’était la qualité de vie au travail et ne pas la confondre avec le bien-être. Donc on a défini les cinq niveaux du être bien au travail.
Qu’est-ce que la méthode Haute Qualité Humaine ?
C’est une méthode qui dit trois choses. D’abord : ce n’est jamais le travail qui rend malade, ce sont les conditions dans lesquelles on l’exerce. Le travail est très constructeur, il permet de s’épanouir, de se rendre utile. Ensuite, nous définissons cinq niveaux du être-bien au travail. Être bien dans son job, avoir une compétence précise et claire avec des formations régulières. Avoir un environnement de travail correct avec des outils qui fonctionnent et un salaire. Puis être en bonne santé physique et mentale et donc pour cela il faut avoir de l’autonomie dans son travailet de la confiance dans l’équipe.

Être bien dans son organisation de travail et avec son manager : quelle est la charge de travail acceptable ? Être bien dans ses relations interpersonnelles : le respect, l’équilibre vie professionnelle et personnelle, un bon esprit d’équipe, un bon collectif et de la solidarité. Enfin être bien avec sa gouvernance : quelle est l’utilité de son job ? Quelles sont ses valeurs ? Est-ce qu’il y a de l’équité et de l’exemplarité ?
La méthode est très structurée, il y a 43 indicateurs pour faire un diagnostic précis. Ensuite, nous avons mis en place un algorithme qui calcule si la pyramide est jaune, verte, orange ou rouge, et les secteurs où l’entreprise doit s’améliorer. Nous utilisons ensuite ses forces pour faire évoluer les facteurs de risque. Nous travaillons avec les entreprises mais aussi avec les partenaires sociaux. Je suis intimement convaincue que ce type de démarche est une vraie opportunité de cohésion sociale au sien de l’entreprise.
« Ce n’est pas le travail qui rend malade, ce sont les conditions de travail, l’organisation et la qualité du management. »
Avec quel type d’entreprise travaillez-vous ? Et quels sont les résultats ?
Il y a une grande différence entre le moment où nous arrivons et quand nous partons. Encore une fois, ce n’est pas le travail qui rend malade, ce sont les conditions de travail, l’organisation et la qualité du management. Notre plus petit client a 10 salariés et le plus grand 350 000. Nous travaillons dans le secteur privé, dans l’industrie, dans les services et pas mal dans le médico-social. Le problème de ce dernier c’est que comme ce type de démarches prennent du temps, ils n’ont pas les moyens de les mettre en place.
Comment se déroulent vos interventions ?
D’abord, nous faisons un diagnostic (nous envoyons un questionnaire à l’ensemble des salariés pour voir la perception de chacun et réalisons des entretiens et des observations ergonomiques) puis mettons classiquement en place un plan d’actions concret et pragmatique. Ensuite, ça prend deux à trois ans pour transformer une organisation. Si on veut être efficace il ne faut pas imaginer qu’on va changer le comportement des managers et l’ambiance de travail en un claquement de doigt. Par contre, si on met en place de vraies formations en expliquant aux agents/salariés, l’intérêt qu’ils auront à changer, on transforme vraiment des entreprises.

La réduction du temps de travail, qu’en pensez-vous ?
Je pense que ça dépend des métiers et surtout de l’âge. Il faudrait plutôt avoir un temps de travail sur toute une vie professionnelle. Ça fait des années que je l’ai écrit dans mon livre, je prêche pour que nous ayons une sorte de carnet de suivi de sa vie professionnelle. Car il y a des périodes où nous pouvons travailler beaucoup, car nous sommes jeunes et sans enfants, et ça vaut le coup d’engranger des heures car nous sommes plein d’énergie. Mais je pense que nous ne pouvons pas travailler de la même façon quand on a 60 ans ou qu’on est une femme enceinte. Il faudrait donc, plutôt que d’avoir le même temps de travail tout au long de la vie, avoir une vision de la vie professionnelle avec des hauts et des bas, car la vie n’est pas linéaire. Il est aussi important de prendre en compte les risques qu’on a pu avoir en fonction des postes. Exemple : quand on travaille de nuit, nous savons sur un plan scientifique que c’est possible une dizaine d’année sans souci pour la santé, mais après l’employé cumule les pathologies. Il faudrait donc avoir une vision plus globale.
Vous êtes donc plus pour l’option du compte épargne temps ?
Oui, chaque individu doit pouvoir l’adapter dans sa vie professionnelle. Je pense que c’est un problème de temps sur les 40 ans que nous avons à faire. Ce serait comme un carnet de santé de la vie professionnelle. Nous avons une seule santé et une seule vie, et ce parcours est différent pour chacun. Que les personnes aient moins de temps de travail à certaines périodes me parait logique, c’est du bon sens.

Représentez-vous cette idée au sein d’une organisation ou d’un groupe ?
En 2014 je disais ça dans mon bouquin et récemment j’en ai parlé avec une responsable de la CFDT. Ils travaillent sur ces sujets. Je pense que des syndicats peuvent porter cette idée. Il faut travailler avec intelligence et s’adapter en fonction des rythmes de vie qu’on a.
Comment envisagez-vous l’avenir ?
Pendant des années, les syndicats se sont battus en disant que le temps de travail était protecteur donc plus on le réduisait, mieux c’était. On disait que ça permettait de donner plus de travail à plus de gens et on y a cru. Mais aujourd’hui, on voit que ce n’est pas la réalité, on n’arrive pas à payer tout le monde, les ressources sont limitées. Je pense que les dogmes sont en train de voler en éclats. Il faut avoir une vision avec plus de bon sens, c’est cela que j’essaie de mettre en place. Bien sûr, il y a les lois, mais elles sont contournées. Les cadres au forfait jour travaillent énormément. La loi dit qu’entre deux journées de travail, ils doivent avoir 11h de repos. Je peux vous dire que dans de nombreux domaines, ce n’est pas respecté.