Docteur en Neurosciences Cognitives, Albert Moukheiber a accompagné l’entreprise Welcome to the jungle dans son passage à la semaine de quatre jours. Pour Impact(s), il revient sur cette expérience et sur ses conséquences pour les salariés comme pour la firme.
Comment a débuté l’expérimentation avec Welcome To The Jungle ?
J’avais déjà fait des sujets avec eux par rapport à mon activité. Avec l’un des fondateurs, nous avions parlé des raisons pour lesquelles nous travaillions comme nous le faisons. Si nous regardons bien, l’emploi est une invention récente de l’espèce humaine. Nous ne travaillons pas depuis toujours. La notion d’emploi, le fait d’avoir un travail dans une entreprise, est récente, cela remonte à deux ou trois siècles. À la base, il n’y avait pas de droit, les gens travaillaient tous les jours. Puis, à travers plusieurs raisons complexes comme les mouvements de luttes sociales et l’artificialisation des moyens de productions, nous avons réussi à travailler 5 jours sur 7 et à avoir le weekend. Mais pourquoi ne travaillons-nous pas que 3 jours par semaine ? Et pourquoi pas les lundis, mercredis et vendredis ? Welcome To The Jungle a souhaité expérimenter la semaine de 4 jours, tout en restant ouvert 5 jours. Les employés choisissent leur jour off. Ce n’est pas du télétravail c’est vraiment un jour off. Et ce n’est pas déduit de leur salaire.
Comment s’est déroulé votre suivi ?
Nous avons mis en place un protocole expérimental, aussi proche que des conditions de laboratoire. Avec mes collègues nous évaluons l’impact sur l’appareil psychique. Nous n’étions pas du tout responsables de la productivité ou des indices business, c’était une autre entreprise de conseil. Nous envoyons des questionnaires tous les quinze jours avec des échelles psychométriques pour évaluer plusieurs facteurs : la qualité de vie, le stress, l’humeur et le locus de contrôle (un indicateur qui mesure à quel point on subit sa vie et à quel point elle nous appartient). Nous avions également des entretiens plus qualitatifs avec une vingtaine de personnes pour avoir leur ressenti plus précis.
Quelle est la conclusion ?
On pense souvent que ça va provoquer une révolution chez les employés mais en réalité ça n’a pas changé grand-chose à leur vie. C’est normal, c’est cohérent avec ce qu’on voit dans la littérature scientifique. Les gens pensent, par exemple, qu’une personne valide avec une certaine qualité de vie qui a un accident de voiture et devient paralysée, sera déprimée au point de ne plus vouloir vivre. Mais la recherche prouve qu’en général la qualité de vie retrouve son niveau pré accident. Donc nous avons constaté une intronisation de la qualité de vie, puis c’est revenu au niveau de base. Il y a aussi eu un pic de stress dû au changement, qui est aussi revenu au niveau de base.
« Il y a eu un léger ralentissement de la production au début, puis ils ont retrouvé des indicateurs pré semaine des 4 jours. »
La variable la plus intéressante pour nous c’était le locus contrôle et le ressenti subjectif. Les employés travaillaient moins, cela n’avait aucun impact sur leur niveau de stress, mais ils avaient clairement le ressenti de mieux contrôler leur journée. Ils avaient une meilleure compréhension de leurs envies, ils appréciaient cette opportunité. Avec cette journée supplémentaire, ils ont le temps de prendre rendez-vous chez le médecin, de voir des amis, passer plus de temps avec leur famille, aller se balader ou ne rien faire. Il y a donc beaucoup de positif au niveau du ressenti même si pour le reste c’était objectif. Donc la question que nous nous sommes posés est : si ce fonctionnement apporte du positif, pourquoi nous ne travaillons pas moins ?
Quel était l’avis des patrons ?
Ils avaient décidé de généraliser cette manière de travailler donc ça leur convenait. De ce que j’ai pu comprendre, il y a eu un léger ralentissement de la production au début, puis ils ont retrouvé des indicateurs pré semaine des 4 jours.
Vous n’avez donc pas, au niveau psychologique, constaté de limites qui empêcherait de généraliser ce processus ?
Non, par contre le télétravail est compliqué. Avec le Covid, nous sommes passé sur l’évaluation de ce mode de travail. Je pense que c’est plus compliqué à généraliser en fonction du corps de métier et du nombre de nouvelles personnes recrutées.
Travaille-t-on moins en télétravail ?
Non pas du tout, parfois on travaille même plus car on se sent coupable de ne pas être au bureau. C’est vraiment autre chose. Si demain on doit travailler avec des gens qu’on ne connait pas du tout, il y a des risques pour qu’il y ait des malentendus. Si on se croise à la machine à café, je peux voir que vous prenez de mes nouvelles, que vous n’êtes pas énervé de mon travail. Alors qu’en télétravail, certaines interactions sociales sont plus compliquées. Ça ne veut pas dire que ça ne fonctionne pas, pour certains c’est même mieux, c’est juste un peu moins généralisable. En plus, l’intégration des nouvelles recrues dans les équipes est plus délicate. Si soudainement vous arrivez dans une équipe qui se connait depuis longtemps et que vous ne vous voyez pas, ça peut créer des complications.

Le cerveau est-il fait pour travailler 7h dans une journée ?
Le cerveau n’a pas vraiment de logiciel. Nous avons été chasseur cueilleur, nous avons vécu dans des châteaux forts, dans des villages puis dans des mégalopoles. Il s’adapte. Mais ça ne veut pas dire que c’est une bonne chose. Par exemple, si une femme subit des violences domestiques et qu’elle décide de ne pas vouloir partir, c’est une mauvaise adaptation du cerveau. On entend aussi souvent que les écrans ne sont pas bons pour le cerveau, mais ça dépend juste de leur utilisation. Il n’est pas construit pour un modèle en particulier. Après, évidemment, il y a des choses pour lesquelles notre cerveau n’est pas construits comme ne jamais dormir par exemple.
Mais quelqu’un peut très bien travailler 7h d’affilé en étant concentré. Cela va dépendre de pleins de facteurs autres que la durée comme les personnes avec qui il travaille, le sens qu’il y attribue, la luminosité de son bureau, la qualité de sa chaise, ce qu’il mange à la cantine… Il faut éviter de tomber dans ce que nous avons fait auparavant, et penser qu’un seul facteur peut déterminer le fonctionnement des autres choses.
Alors pourquoi aujourd’hui la norme est-elle de travailler 7h ?
Tout cela a été choisi aléatoirement, rien ne dit que travailler sept jours est plus productif que travailler quatre jours. Les raisons de ce choix datent du début de la révolution industrielle, elles étaient faites en fonction des transports et des écoles : quand est-ce que les parents peuvent aller chercher leurs enfants et les faire garder. On appelle cela des choix par défauts, ils ne sont plus adaptés à 2020. C’est la même chose pour la manière dont on s’habille et dont on mange. Pourquoi je ne mets pas d’ananas dans mon bouillon de poulet ? Alors qu’il y a des cultures où ils trouvent cela très bon. Ce sont des normes sociales que nous n’avons pas tendance à remettre en question si nous n’avons pas une raison qui nous pousse à le faire. Pourquoi nous ne sommes pas tout nu ? Certaines personnes commencent à méditer sur ce fait. Pourquoi ne pas arrêter l’industrie du textile et être nu ? Nous sommes habillés avec du coton pour aucune raison valable, c’est juste que nous avons commencé comme ça.
« Avoir un modèle unique pour tous les métiers est absurde. »
La crise de la Covid-19 va permettre de changer ces normes ?
Je pense que c’est le contraire qui va se produire. Quand on est dans une période de crise, on se rabat sur ce qu’on sait et on veut s’y agripper encore plus. C’est l’habitude. Quand les choses se passent bien on innove. Par exemple, quand une entreprise fait faillite, elle n’a pas beaucoup de budget Recherche & Développement, alors que Google a de l’argent et peut investir dans l’intelligence artificielle et construire des voitures autonomes.
À part la journée de 6h et semaine de quatre jours, pensez-vous à un autre modèle qui pourrait bien fonctionner selon vous ?
Il y en a plein. Déjà je pense qu’avoir un modèle unique pour tous les métiers est absurde. Si je travaille pour une entreprise qui produit des turbines d’avion, il n’y a aucune raison pour que je travaille de la même manière en volume horaire qu’un pizzaiolo. Je pense que de nombreuses entreprises pourraient travailler tout aussi bien en travaillant une seule journée par semaine. Leur travail ne nécessite pas autant. Nous demandons aux employés d’être présent en raison de craintes tout à fait irrationnelles. Nous pensons que s’ils ne travaillent pas, ça va être la débandade, ils vont faire n’importe quoi. Mais de nombreux employés vont au boulot tous les jours et ne travaillent pas de la même manière quotidiennement. Il y a des périodes avec plus ou moins de travail, mais on doit quand même être présent de 8h à 17h.

Cela leur permettrait de prendre du temps pour eux…
Le problème c’est que ça va dans un sens et pas dans l’autre. On retrouve ici les racines de l’organisation du travail. Le rapport de force de l’époque entre ceux qui détenaient le capital et les ouvriers. Aujourd’hui, si vous avez beaucoup de choses à faire, on va vous demander de rester un peu plus longtemps et vous allez accepter. Mais si un jour vous n’avez presque rien à faire, vous ne pouvez pas ne pas venir, en tout cas peu d’entreprises vont accepter. On va vous dire qu’il y a toujours quelque chose à faire. Alors que si on vous dit qu’il faut rester car il y a beaucoup de travail, vous n’allez pas dire « il y a toujours beaucoup de travail, je ne vais pas rester toujours tard ». Vous risquez de ne pas être promu ou de perdre votre travail. La relation est asymétrique, l’employé peut sacrifier son temps pour l’entreprise mais l’entreprise refuse de sacrifier de son temps pour lui.
Comment remettre en cause ces normes sociales si une crise comme le Covid-19 ne le permet pas ?
Le changement peut passer pour le bon vouloir des personnes. Le fait de connaître la manière dont travaille Welcome To The Jungle va créer du bouche-à-oreille. Certaines personnes vont vouloir le même mode de fonctionnement. C’est ce qui s’est passé pour le week-end, pour avoir des chaises confortables, ne plus être dans des structures verticales, les syndicats ont vu le jour, etc. C’était les fameuses luttes sociales. Aujourd’hui, on peut prendre l’exemple de l’écologie, les gens prennent ce critère en compte et demandent que leur entreprise fasse de même donc elles s’adaptent. Soit en mettant des mesures en place soit en faisant du greenwashing, sinon ça se retourne contre eux. Mais c’est sûr que ce n’est pas grâce à la crise que tout va changer.
« On fait du happiness washing. Vous n’avez plus le droit ne pas être content, sinon c’est votre faute car l’entreprise fait de son mieux… »
Aujourd’hui selon vous les entreprises font du greenwashing quand il s’agit de bien-être au travail ?
Oui, c’est du happiness washing. Les chief happiness officer sont surement des gens qui sont très bons et ont énormément de bonne foi. Mais le signal envoyé est que comme une personne est responsable de votre bonheur au travail, que vous avez du yoga le matin, la possibilité de faire une sieste l’après-midi… Vous n’avez plus le droit ne pas être content. Sinon c’est votre faute car l’entreprise fait de son mieux pour que vous le soyez.
On retrouve ces postes même dans les jeunes entreprises, quelle autre forme ça peut prendre ?
Il y en a plein : les missions, les valeurs, etc. C’est un langage pour que les gens ne se plaignent pas. Ça ne veut pas dire que c’est mal mais quelque part ce n’est pas la responsabilité de l’entreprise de savoir si je suis content ou pas. On est supposé avoir des relations de travail plus stable. C’est à dire qu’on me paie pour que je rende un service et je ne veux pas que tu t’occupes de mon bonheur. C’est encore une fois un rapport très paternaliste, on a l’impression que l‘employé est redevable à l’employeur. Nous n’avons plus besoin d’être dans ce schéma et ce rapport de force, il est censé être désuet. Petit à petit ça change. Si on prend l’exemple des cabinets de conseil, ils offrent de très bons salaires mais demandent des horaires de travail énormes. Lors des entretiens d’embauches, certains refusent à cause de ces conditions. On assiste à une inversion. Sauf qu’elle reste encore exclusive à une certaine classe sociale qui a le privilège de dire qu’elle refuse un travail à 7000€ par mois car elle doit partir du travail avant 22h.
C’est générationnel ?
Oui, mais encore une fois c’est très dépendant d’une certaine classe sociale, souvent des cadres citadins. Mais on peut espérer que ça se généralise.
On entend parfois des personnes plus âgées dire que c’est parce que les jeunes ne veulent plus travailler, il y a un conflit générationnel à ce sujet ?
Oui, alors que c’est juste que les jeunes ne veulent pas faire que travailler.

À quoi est-ce dû selon vous ?
Il y a plusieurs facteurs : les écrits, le militantisme, etc. Chaque génération vient et apporte une sorte de shift. Il n’y a rien de nouveau. C’est la même chose quand nos parents ont dit à nos grands-parents vouloir faire l’amour avant le mariage ou que les personnes de même sexe devraient pouvoir s’aimer, ou avant encore, avec le droit de vote des femmes ou le mouvement anti raciste. Une génération veut casser certaines traditions et c’est vécu par celles d’avant comme une sorte de déchéance de la morale.
Nous avons pris l’exemple suédois dans notre reportage, pensez-vous qu’ils sont plus en avance sur le sujet de la réduction du temps de travail ?
IIs sont avancés sur certaines choses mais moins sur d’autres. Il y a très peu de mixité par exemple. Et puis ils sont assez isolés géographiquement donc ils ont d’autres défis, ils n’ont pas la même culture. Je ne pense pas qu’il faille idéaliser les pays du nord. Ils ont d’autres problèmes. On dit toujours que l’herbe est plus verte ailleurs, alors que si on s’occupe de sa pelouse… Des fois on oublie qu’on est conditionné par les ressources qui sont autour de nous. La technologie a invisibilisé les ressources qui nous entoure. On veut une pomme, on descend au supermarché et il y en a. Il n’y a plus de problème de saisonnalité, mais c’est juste qu’on ne le voit plus. C’est plus complexe que comment on se le raconte. En France, on voit le président comme un roi, chez eux c’est plus comme le délègué de classe donc ça a des impacts sur la gestion de la vie publique.

On constate aussi que c’est plus compliqué de réduire le temps de travail dans le public car il y a moins de ressources financières, l’avez-vous constaté ?
Oui même dans le privé il peut y avoir cette problématique. Si on reprend l’exemple de la Suède, il y a beaucoup d’espace vide et quelques grandes villes. Donc c’est plus simple qu’en France de faire de l’expérimentation. D’autres cadres influencent la capacité d’agilité et l’expérimentation sociale. Par exemple, en caricaturant, si je veux réformer l’école en France et remplacer les notes avec des lettres plutôt que des chiffres, il va y avoir des manifestations car la culture est différente. Il y a une sorte de culture contestataire, en France on a la perception que le roi a abusé de son peuple donc il a fallu le décapiter. Donc on va penser que cette réforme va nous enlever des droits, et qu’on va finir par ne plus en avoir. Il y a une peur de l’abus de pouvoir alors que dans les pays nordiques ils se disent : « On va voir, et au pire, on arrête ». Est-ce que c’est vrai ou faux je ne sais pas, mais c’est aussi par rapport aux récits qu’on se fait.
Oui mais en France peu d’entreprises ont passé ce cap ?
Non dans le monde il y a une entreprise en Nouvelle-Zélande, Microsoft au Japon et une entreprise en Norvège. Welcome To The Jungle est une des premières à être passé en temps normal à quatre jours de travail.