Que ce soit par les conflits armés, les problématiques environnementales, ou tout simplement l’effet du temps, le patrimoine est parfois mis à rude épreuve. Des entreprises spécialisées dans la modélisation 3D, à l’aide de drones, travaillent avec des acteurs publics afin de préserver le patrimoine et de le transmettre au grand public. Discussion avec Xavier Gérard, chef de projets chez dans l’une de ces firmes.
D’où vient cette idée de modéliser le patrimoine en 3D ?
La personne à l’origine de notre entreprise est l’architecte Yves Ubelmann. À la sortie de ses études, il a commencé à travailler notamment en Syrie, en Irak ou en Afghanistan. Il aidait les directions archéologiques locales et françaises à faire des relevés de sites et à en découvrir de nouveaux. Il a été confronté très tôt à la vulnérabilité du patrimoine dans cette région du monde. Et cela non seulement à cause des conflits mais également de l’absence de politiques publiques et de moyens déployés pour protéger leur patrimoine. Il a assisté à la disparition de mosquées du XVII° siècle ou de vestiges grecs. Il lui est alors naturellement venu l’idée de prendre des photos pour en préserver la mémoire et ensuite en faire des modèles en trois dimensions. L’idée étant d’avoir un véritable jumeau numérique d’un monument, précis au millimètre. Et c’est ainsi qu’est née la société Iconem en 2013.
Comment avez-vous intégré le drone dans votre processus ?
Le drone est vite devenu indispensable dans ces pays, notamment pour des questions de sécurité. Je prends pour exemple Mes Aynak : Un vaste site en Afghanistan, regroupant des monastères boudhistes datant du IIIème siècle, menacés par l’exploitation prévue d’une mine de cuivre. Cette zone, qui a été contrôlée par les talibans, est minée. Il nous était donc impossible de nous rendre sur place prendre des photos à la main. Le drone nous a ainsi permis de couvrir ce vaste site plus rapidement et en toute sécurité. Au départ, Iconem a commencé en bricolant des quadricoptères que nous avons équipé d’appareils photos. Puis la technologie a évoluée et nous avons utilisé des drones plus classiques que l’on trouve dans le commerce. En 2015, l’entreprise a pu développer toute une équipe, grâce à une levée de fonds auprès du fabriquant de drones français Parrot. Enfin, même pour nos projets dans des pays où la situation sécuritaire n’est pas critique, comme en Europe de l’Ouest, le drone reste indispensable. Il nous permet d’atteindre des grandes hauteurs et de mesurer précisément un monument de plusieurs dizaines de mètres de haut.

Quel est le but ?
L’objectif premier de cette démarche est scientifique. Il s’agit de préserver la mémoire de ce patrimoine et de mettre ces modèles 3D à disposition des scientifiques, afin qu’ils puissent travailler sur des sites auxquels ils n’ont plus accès. Nous avons été contactés par des archéologues et des restaurateurs, qui étaient intéressés par les modèles 3D de l’État antérieur comme des ruines. On a donc naturellement mis ce savoir à leur disposition. Je pense notamment à notre travail sur le site de Palmyre en Syrie avec l’Université de Lausanne. Nous avons réalisé une anastylose du temple de Baalshamin, qui a été détruit par l’État Islamique en 2015. Cela signifie que nous avons numérisé les ruines après destruction. L’objectif est de recomposer le monument initial à partir des blocs numérisés et des photographies antérieures à la destruction.
C’est aussi une opportunité culturelle, pour le grand public ?
Tout à fait. Une fois notre travail reconnu par le milieu scientifique, nous avons commencé à avoir des demandes sur la valorisation du patrimoine. Nous nous sommes rendus compte que nos modèles pouvaient servir à faire connaître le patrimoine au grand public. Nous avons commencé à faire des expositions, comme « Sites éternels » au Grand palais fin 2016. Nous avions alors projeté des modèles 3D sur les murs de l’exposition, en y incrustant des documents d’archive et des photos. L’idée était de créer une immersion et une implication émotionnelle du public afin de les sensibiliser aux problématiques qui touchent à la préservation du patrimoine.
Qui fait appel à vos services ?
Beaucoup de profils différents font appel à nous. Il y a des musées, des collectivités publiques (le ministère des mines en Afghanistan, le ministère du tourisme en Oman, …), des universités et des archéologues, ou encore des grandes institutions. Nous avons par exemple travaillé avec l’UNESCO sur de nombreux sites comme la vieille cité de Mossoul en Irak. Six mois après sa libération, on a envoyé une équipe sur place afin de numériser un carré de deux kilomètres de côté afin d’attester des destructions. L’UNESCO dispose donc actuellement d’un plan d’une partie de la vieille ville qui permettra de faciliter la reconstruction.

Concrètement, comment cela fonctionne ?
On utilise parallèlement deux techniques. Tout d’abord, la photogrammétrie qui repose sur des milliers de photos prises sous tous les angles du monument. On utilise alors des drones, mais également des photos prises au sol et des perches de 8 mètres sur lesquels on monte des appareils, pour capter des détails. Selon les demandes du clients et selon le site, on peut aussi utiliser la lasergrammétrie. En envoyant des lasers, on peut avoir des nuages de points et avoir une précision accrue des perspectives du monument. Mais la photo nous permet d’avoir la texture. Grâce à ces mesures, on réalise ensuite le modèle grâce à un logiciel de rendu 3D. Tout cela nous permet également de faire de l’orthophotographie. C’est une technique qui nous permet d’établir le plan 2D d’un site en assemblant plusieurs images et en corrigeant les perspectives.
Comment récupérez-vous ces données ?
La plupart des données sont captées directement par Iconem. Nous sommes une quinzaine de salariés dans l’entreprise, dont trois partent faire les captations sur le terrain : deux photogrammètres et le directeur. Nous sommes en train d’expérimenter un modèle plus participatif dans le projet « Open Notre-Dame » avec Microsoft. On collecte des photos pour créer un modèle 3D de la cathédrale avant son incendie. C’est un projet non lucratif pour aider à la reconstruction de Notre-Dame, dans lequel les gens s’engagent à ne pas réclamer de droits sur leurs photos. Beaucoup de gens nous ont contacté en nous demandant comment ils pouvaient se rendre utiles pour Notre-Dame. C’était très émouvant. Le problème, c’est que beaucoup de photos touristiques sont prises du même angle. Heureusement, nous avons eu des dépôts de photo plus complets, notamment de Yann Arthus-Bertrand ou d’Ubisoft. On est actuellement en discussion avec la mairie de Paris et l’équipe de restauration. À terme, nous étudions la possibilité de permettre à n’importe qui de nous envoyer ses photos. Cela reste compliqué au niveau juridique mais ça nous intéresse beaucoup.
Comment se passe l’aspect juridique ? Qui a les droits du modèle ?
Tout dépend de la nature de notre partenariat. Si l’organisme qui fait appel à nous souhaite avoir la propriété du modèle, il n’y a aucun problème, on leur cède. Mais nous sommes souvent contactés par des acteurs qui n’ont pas forcément de gros budget. On va alors mettre en place un partenariat spécifique dans lequel l’organisme supporte une partie des frais (captation + création du modèle) et nous supportons l’autre partie. Dans cette situation, ils ont le droit d’utiliser le modèle comme ils l’entendent, et nous leur demandons l’autorisation pour l’utiliser dans des expositions. Nous arrivons toujours à trouver un terrain d’entente.

En France, quels sont les enjeux ?
En France ou en Europe de l’Ouest, le patrimoine n’est pas en danger au même titre qu’en Afghanistan ou en Irak. Nous avons quand même des moyens et des politiques publiques mises en place. Le public est assez sensibilisé à la préservation du patrimoine. Par exemple, nous avons numérisé le Mont-Saint-Michel dans le cadre d’un partenariat avec Microsoft. Pour l’instant, aucune menace ne pèse sur lui. Mais on ignore ce qu’il peut advenir quant à la montée des eaux par exemple. De plus, le modèle 3D du Mont-Saint-Michel a été présenté dans une expérience de réalité virtuelle au musée des Plans-Reliefs à Paris et dans un musée à Seattle. C’est donc plus un travail d’archivage et de valorisation du patrimoine. L’enjeu est de pouvoir transmettre numériquement notre patrimoine à nos descendants.
Avez-vous des projets futurs pour Iconem ?
Nous nous étions fixé comme objectif de numériser 300 sites. Aujourd’hui, on a déjà réalisé 200 modèles. Actuellement, nous développons beaucoup d’expositions immersives. On a constaté que grâce à nos modèles 3D, on pouvait créer un nouveau langage de découverte du patrimoine. Que ça soit dans un musée, en ligne ou via un casque de réalité virtuelle, nous avons a la conviction que ces expériences virtuelles vont prendre une place de plus en plus importante dans la découverte de notre patrimoine. On n’a pas la prétention d’incarner le tourisme du futur. Mais les enjeux environnementaux et sécuritaires nous font croire que le tourisme virtuel est peut-être une partie de la solution.