Vie privée, sécurité, liberté : reprendre en main sa vie numérique

Censure, atteintes à la vie privée, vulnérabilité des données… Ces préoccupations influencent de plus en plus notre rapport au numérique. Malgré une prise de conscience, le grand public semble pourtant dominé par un sentiment d’impuissance. À quoi sommes-nous exposés ? Comment se protéger ? Enquête pour reprendre prise sur votre vie numérique.

 VPN, messagerie chiffrée, phishing, … Ce jargon informatique encore inconnu du grand public il y a quelques années,  commence à se répandre. Il faut dire que le numérique prend de plus en plus de place dans nos vies. Et avec lui des enjeux sociétaux spécifiques. Ainsi en 2018, 69% des Français se déclaraient plus sensibles qu’auparavant à la question de la protection de leurs données personnelles, selon un sondage Ifop commandé par la CNIL (Commission nationale informatique et liberté). « Les révélations d’Edward Snowden en 2013 sur le vaste réseau de surveillance mis en place par les services de renseignement américains ont fait beaucoup de bruit dans l’opinion publique », estime Sylvain Steer, membre de la Quadrature du Net, une association de défense des libertés fondamentales dans l’environnement numérique. Car outre les questions de sécurité, l’omniprésence des géants du numérique et les restrictions de liberté sur internet suscitent de plus en plus d’inquiétudes.

Identité numérique

Le rapport que nous entretenons avec internet est le fruit de son histoire. Son ancêtre, le projet américain Arpanet, qui émet ses premières connexions en 1969, n’avait pas vocation à devenir ce réseau mondial étendu au grand public. « Il s’agit au départ d’un réseau qui doit servir à l’échange d’informations dans les domaines militaire et académique », raconte Valérie Schafer, historienne des réseaux et professeure d’histoire européenne contemporaine à l’université du Luxembourg. Il faut attendre la fin des années 80 pour que le développement du web – principale application du réseau internet permettant de naviguer de page en page – commence à susciter des intérêts commerciaux. À cette époque, « le net a constitué une grande utopie pour les utilisateurs pionniers, poursuit l’historienne. Il y avait l’espoir d’un monde émancipateur, libre et affranchi des frontières ». Un idéal vite oublié. « Dès le milieu des années 90, les premières affaires de censure sur le web et de responsabilité des fournisseurs d’accès à internet éclatent », rappelle Valérie Schafe.

Le grand bond d’internet arrive dans les années 2000. Wikipédia est créé en 2001, Facebook en 2004, Twitter en 2006. L’émergence des réseaux sociaux voit naître une nouvelle forme de participation et le grand public s’empare d’internet. Un long processus qui modifie peu à peu notre rapport à la vie privée. Le chercheur Serge Tisseron parle d’« extimité » en désignant cette intimité qui se donne à voir et qui est mise en scène sur les réseaux. Selon Valérie Schafer, il est aujourd’hui absurde de dissocier nos identités réelle et numérique. « Il y a une forme de naturalisation de notre vie en ligne, qui devient un prolongement de notre vie physique. Or, c’est quelque chose dont on a du mal à prendre conscience. »

Captifs consentants

Le système économique est également le cœur de ce bouleversement sociétal. Les GAFAM établissent le profil marketing de ses utilisateurs grâce aux données qu’ils récoltent sur eux, afin de leur diffuser de la publicité ciblée. Selon Valérie Schafer, ce modèle de l’économie de la donnée a une importance considérable dans le changement de notre rapport à la vie privée; « En étant suivie et marchandisée par les géants du web, cette intimité dévoilée devient un véritable produit économique ». Ainsi, en 2017, 86 % du chiffre d’affaires de Google provenaient de son activité publicitaire. S’ajoute à cela les situations de monopole de ces géants et les multiples empiètements sur les prérogatives des États.

Face à ce constat se pose la question de notre libre arbitre, comme l’explique Sylvain Steer. « Est-ce qu’on accepte que ces firmes étrangères aient tant de pouvoir sur nos vies ? Qu’elles aient la capacité de décider quels contenus et opinions sont valides ou non ? De dicter notre manière de consommer ? » Pour Valérie Schafer, c’est avant tout une question de conscience. « Il faut faire l’effort d’essayer de comprendre le fonctionnement technique de ces réseaux pour être capable de prendre des décisions souveraines. » Cependant, concède-t-elle, « il faut être lucide et admettre que l’internaute n’a pas toujours le choix. Il est captif d’un système parfois très opaque ». En effet, il est très compliqué de savoir exactement les données captées par les GAFAM. La plupart du temps, leurs services ne sont pas open source, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas accessibles, ou seulement en partie.

Responsabilité collective

Le rôle des responsables politiques est aussi questionné. « Agir à son échelle, c’est bien. Mais c’est au niveau collectif que les choses doivent bouger », lance Sylvain Steer, qui est également co-auteur du Guide de survie des aventuriers d’internet, rédigé avec le CECIL (Centre d’études sur la citoyenneté, l’informatisation et les libertés). En 2016, l’Union Européenne a adopté le RGPD (Règlement général sur la protection des données). Ce texte dispose entre autre que la seule méthode possible pour la collecte de données à des fins publicitaires, c’est le consentement, obtenu valablement. Une bonne mesure selon le juriste, même si elle souffre de problèmes d’application.

Mais les actions politiques se heurtent à plusieurs freins, affirme le membre de la Quadrature du net. « Beaucoup de ces acteurs sont devenus des auxiliaires du service public, avec le bon vouloir des États. Ces acteurs devenus incontournables entretiennent un rapport de pouvoir complexe avec les autorités, notamment en pratiquant un lobbying très agressif à la Commission européenne. »

La question de la souveraineté numérique s’est alors posée, en imaginant un Google français ou européen, sur lequel l’État aurait plus de prise. C’était l’ambition du moteur de recherche français Qwant. Un véritable échec, raconte Grégoire Pouget, membre de Nothing 2 hide, une association qui forme des journalistes à la sécurité numérique. « Le projet Qwant a absorbé de l’argent public pour finalement utiliser les services de Bing, le moteur de recherche de Microsoft ». Or, estime-t-il, il y aurait des choses simples à mettre en place pour concurrencer les géants américains. « Les services proposés par Framasoft sont des logiciels libres qui pourraient très bien être promus par les collectivités publiques ».

Le plus essentiel reste donc d’inciter le grand public à agir et à changer ses habitudes de navigation, selon Sylvain Steer. Or, regrette-t-il, « malgré les nombreux scandales qui ont entaché la réputation de Facebook, peu de personnes seraient prêtes à quitter le réseau social. C’est devenu un engagement trop important dans leur vie sociale ». Dans une situation où l’internaute est à la fois responsable et impuissant, la question de l’éducation semble indispensable. « L’Éducation nationale prend davantage sa part, estime Valérie Schafer, et la prise de conscience s’améliore, notamment grâce à des associations comme l’Electronic Frontier Fondation, ou Framasoft en France ». L’enjeu de l’éducation est d’autant plus important, explique l’historienne, que « les nouvelles générations, pourtant très à l’aise avec les outils numériques, ont très peu de connaissances et de recul critique sur le fonctionnement de ces réseaux et les implications sociétales ».

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« Reprendre en main sa vie numérique, le mode d’emploi »