Créatrice et chercheuse, Anika Kozlowski travaille sur la mode durable depuis quinze ans. Elle a notamment réalisé une thèse sur la manière dont les entrepreneurs de la conception durable interprètent et intègrent la durabilité dans leur pratique de la conception en utilisant la pensée systémique. Grâce à ses recherches, elle a mis au point un outil de conception durable pour les entrepreneurs de la création de mode. Elle a également créé re:design, un projet Instagram qui cherche à engager et à ouvrir le dialogue pour la durabilité et la mode. Un endroit où mettre ses réflexions et sa vision créative pour un avenir durable.
Ses recherches en cours portent sur l’artisanat, la technologie, les comportements des consommateurs, l’engagement, la valeur et les processus liés à l’industrie du textile et de l’habillement. Il s’agit essentiellement de redéfinir le système de la mode. Anika Kozlowski est actuellement professeur adjoint de design de mode, d’éthique et de durabilité à l’université Ryerson de Toronto, au Canada.
L’impact écologique négatif de l’industrie de la mode n’est plus à prouver aujourd’hui. Mais selon vous, est-ce que le public s’en soucie vraiment ?
D’après les recherches existantes, nous constatons que lorsque les gens sont sensibilisés aux terribles conséquences environnementales et sociales de l’industrie de la mode, ils s’en soucient. Personne ne veut voir cela se produire ou le perpétuer. Mais s’il s’agit de problèmes complexes et graves, ils ne constituent pas une menace immédiate pour notre propre bien-être.
Je ne veux peut-être pas perpétuer ou contribuer aux conditions des ateliers de misère, mais si je suis une mère célibataire qui travaille avec un revenu limité, il n’est pas réaliste de vérifier tous les vêtements que j’achète pour m’assurer qu’ils répondent à un certain ensemble de normes éthiques et environnementales.
Pour s’en soucier, il faut donc avoir le temps nécessaire à y investir…
Exactement, or le temps est un luxe que tout le monde n’a pas. S’informer sur la manière de consommer les vêtements de manière plus durable et le mettre en pratique est très chronophage. Le logement, la nourriture, les relations – tout cela est prioritaire dans notre vie. Le reste, comme vivre de manière durable comme on nous le vend, est quelque chose qui n’est envisageable que pour les gens très privilégiés et il faut bien le comprendre.
La sensibilisation est importante, mais la collaboration l’est tout autant. Si vous pouvez acheter mieux, choisir une option responsable et durable, vous devriez le faire. Mais ne pointez pas du doigt ceux qui ne s’engagent pas autant que vous, car vous ne connaissez pas leur situation personnelle.
« Faites de votre mieux jusqu’à ce que vous en sachiez plus, puis quand vous en savez plus, faites mieux »
On dénonce souvent le greenwashing que font les enseignes de fast fashion. Comment dénouer le vrai du faux ?
C’est une bonne question et il faut se la poser. Ce n’est pas facile parce que le terme « durable » est large, vague et évolutif. Les marques de mode qui se présentent comme “responsables” peuvent se décliner de mille manières, et cela peut englober des concepts, des approches et même des envergures complètement différentes. Comment savoir qui fait les choses bien ?
Le premier réflexe, c’est de limiter au maximum ses achats. Si vous n’achetez rien, vous n’avez pas à vous soucier du greenwashing…
Et si je dois quand même acheter quelque chose, comment savoir si une marque est vraiment investie pour changer ou si ce sont justes de belles paroles ?
Il existe une application, Good on you, qui est gratuite et facile d’accès. Elle fournit des évaluations éthiques pour des milliers de marques de mode en fonction de leur impact sur la planète, les hommes et les animaux.
On peut aussi très facilement être plus responsables en général avec tous nos choix d’achat en suivant un chemin simple. D’abord, quand vous avez besoin d’un article, voyez si vous pouvez acheter de l’occasion, du vintage, louer, emprunter, puis remettre en circulation vous-même…
Ensuite, si vous n’avez pas d’autre choix que d’acheter quelque chose de nouveau, appliquez aux vêtements les mêmes considérations que vous pouvez appliquer à la nourriture ou aux produits d’entretien : dans la mesure du possible, choisissez des produits locaux et biologiques, cherchez les produits certifiés, les produits les moins transformés… Acheter auprès de designers locaux revient à soutenir le marché de votre agriculteur local.
Enfin, avant d’ajouter quoi que ce soit à se garde-robe, il faut être sûr que c’est utile. Réfléchissez au nombre de fois que vous allez porter cet article, est-ce que vous allez vraiment l’utiliser, est-ce qu’il s’accorde bien avec ce que vous avez ? Et quand vous en aurez terminé avec lui, qu’allez-vous en faire ? Le jeter, le donner, le vendre, le prêter, le transformer ? Maya Angelou l’a bien dit : « Faites de votre mieux jusqu’à ce que vous en sachiez plus, puis quand vous en savez plus, faites mieux ».

Pour que ça change, les acteurs principaux ne sont-ils pas les gouvernements ? Les lois pourraient encadrer certaines pratiques.
C’est indispensable. Le fardeau ne doit pas reposer uniquement sur les consommateurs pour qu’ils achètent mieux. Les gouvernements doivent veiller à ce que toutes les options offertes aux consommateurs respectent un ensemble de normes éthiques et environnementales.
Il y a tellement de problèmes urgents et terribles aujourd’hui dans le monde que nous ne pouvons pas assumer individuellement la charge de devenir un expert en matière de durabilité, et donc de pouvoir faire des choix responsables.
Nous devons comprendre que cela fonctionne collectivement. La responsabilité doit être partagée dans le cadre d’une approche collaborative ; on ne peut pas se contenter de blâmer les consommateurs. Le comportement des consommateurs a été conditionné à la consommation de masse, c’est le modèle de croissance économique néolibéral.
De plus en plus de marques qui se disent écoresponsables naissent chaque année, mais au final, même si la production est meilleure pour la planète et les humains, c’est toujours plus de production. Donc est-ce que la solution se trouve dans ces marques ?
Non, effectivement la solution est ailleurs. Actuellement nous produisons et consommons à un rythme qui menace notre existence même. Nos systèmes actuels sont imparfaits, exploiteurs et cassés. Je crois qu’il faut agir vers de petits systèmes locaux, circulaires et régénératifs, quitte à les connecter au niveau mondial par d’autres moyens. Mettre en place de nouveaux modèles économiques, comme celui présenté par Kate Raworth dans son ouvrage “La théorie du donut”. La santé du marché ne doit pas l’emporter sur la santé de la planète, des hommes et des animaux.
De nombreuses personnes sont habituées à flâner dans les boutiques le week-end pour faire leur shopping. Consommer différemment les vêtements, c’est adopter un autre mode de vie pour eux non ?
Oui, c’est le cas. Il faut trouver de nouvelles activités qui n’impliquent pas d’achat. Vous seriez surpris de savoir combien de temps vous pouvez gagner en ne prêtant pas attention à la mode. Le temps passé sur Instagram, à faire du shopping en ligne ou dans les magasins, essayer, acheter, faire le tri dans les placards, revendre… Et, au passage, vous seriez surpris de voir combien d’argent vous pouvez économiser.
« Actuellement, aucun matériau ne peut être recyclé à 100 %. Pour pouvoir être recyclé, un vêtement doit être conçu et fabriqué dans ce but précis. »
Dans les interviews que j’ai pu faire, un créateur d’une marque éthique m’a expliqué qu’une matière recyclée à 100% n’existe pas. Il y aura toujours une part de nouvelle matière à l’intérieur. Où en est-on des procédés de recyclage ?
Votre ami a raison. Actuellement, aucun matériau ne peut être recyclé à 100 % dans la même qualité et le même type de fibre que l’original. Pour pouvoir être recyclé, un vêtement doit être conçu et fabriqué dans ce but précis.
Que pensez-vous des applications comme Vinted ? Sont-elles un bon moyen de ne pas jeter ses vêtements ou recréent-elles la fast fashion sur une application ?
C’est une bonne option car elle permet de prolonger la durée de vie des vêtements. Toutefois, à l’heure actuelle, il ne s’agit que d’un outil de gestion pour notre excès. Il ne s’agit pas de s’attaquer aux causes profondes, mais seulement aux effets de notre consommation de masse. Or, on ne règle pas un problème en traitant ses effets.
Comment voyez-vous le secteur de la mode dans 20 ans ?
J’espère qu’il sera radicalement différent. J’ai l’image de ce que j’espère, et puis ensuite me vient une autre image, peut-être plus réaliste… Mais nous sommes à un moment charnière : le présent est l’occasion de revoir notre façon de vivre sur cette planète.