« Produire, vendre et se développer : c’est un schéma révolu »

Directrice d’un bureau de liaison dans la production textile au Bangladesh, puis créatrice de collection pour la grande distribution, Laetitia Hugé a tout quitté pour créer Pando, une structure engagée qui accompagne les marques dans une démarche environnementale et sociétale.

Vous avez travaillé de nombreuses années dans l’industrie de la mode classique, qu’en avez-vous retenu ? 

J’ai vraiment vécu l’accélération de cette industrie. Je me suis expatriée au Bangladesh en 1996, nous en étions encore à deux collections par an. En rentrant en France, j’ai intégré une société qui s’appelle JL international, où j’étais cheffe de produit et directrice de collection. Nous faisions encore deux collections par an, avec quelques intermédiaires et petit à petit on a accéléré le rythme. Nos clients étaient des détaillants, ils demandaient toujours de la nouveauté car c’était ce que demandait le marché. Donc, quasiment toutes les semaines ils achetaient des nouveaux produits pour pouvoir les mettre dans leurs magasins. Il y a vraiment eu cette accélération effrénée en 25 ans.

Aujourd’hui, les grandes enseignes produisent combien de collections par an ? 

Je suis partie il y a huit ans, et à cette époque nous avions quatre à six collections par an, ce qui était encore très en dessous de ce que produit un Zara ou un H&M. Ils peuvent monter à 12 voir 20 collections. 

En quoi la RSE (Responsabilité sociétale de l’entreprise) peut aider à nous diriger vers une mode plus écoresponsable ? 

La RSE va essayer de trouver le bon compromis pour chaque décision prisent dans l’entreprise. Trouver le bon équilibre entre sa viabilité économique, son impact sur la société et son engagement écologiquement responsable. Aujourd’hui, une entreprise prend ses décisions essentiellement sur l’aspect économique. La RSE est là pour prendre des décisions aussi avec les aspects sociétaux et environnementaux. C’est ça qui est intéressant. 

« On voit rapidement s’il y a de la sincérité dans l’engagement de l’entreprise ou non. »

Cette démarche RSE est-elle souvent mise en place ? 

Elle est obligatoire pour les entreprises qui ont un certain chiffre d’affaires. Les petites entreprises non, mais on va y venir. Après, il y a une pression du consommateur qui est en demande de démarches plus responsables. 

Comment éviter de faire du greenwashing ? Comment dénouer le vrai du faux ? Comment savoir si une marque est vraiment investie pour changer ou si ce sont justes de belles paroles ? 

On voit rapidement s’il y a de la sincérité dans l’engagement de l’entreprise ou non. Le greenwashing c’est justement quand les décisions ne sont pas prises avec une démarche RSE. Si vous prenez votre décision au regard de la RSE, vous vous dites que le coton bio est d’un côté environnemental, c’est bien. Mais si derrière socialement parlant ce n’est pas bon, l’agriculteur est mal rémunéré, votre équilibre n’y est pas. La notion de sincérité dans l’engagement est fondamental. 

Les entreprises se mobilisent comme avec le fashion pacte..

Ce qui est intéressant là-dedans c’est qui a une volonté politique de mettre la lumière sur la problématique de la mode qui est polluante. De nombreuses marques se sont engagé, le nombre évolue tous les jours. Maintenant quand on regarde bien ce pacte, il n’y a pas d’engagements chiffrés. Ça a été très décrié d’ailleurs, beaucoup ont dit que c’était du pipo à cause de ça. Mais pour autant il y a quand même un engagement et de la communication autour. Donc les gens qui ont signé ce fashion pacte se doivent de faire quelque chose car sinon le marché et le consommateur saura lui rappeler. 

Pourtant, Greenpeace avait par exemple fait une session detox pour que les marques enlèvent de leur production des produits chimiques. Certaines se sont engagées mais n’ont pas données de résultats, Greenpeace les a alors qualifiés de greenwashers et de loosers. C’était le cas de Nike, or le public consomme toujours Nike. 

Dans la consommation il y a toujours des précurseurs et des gens qui suivent. Aujourd’hui il y a eu des précurseurs qui ont voulu changer des choses avec notamment la fashion révolution. Un changement s’opère dans la mentalité mais pour autant il faut continuer à sensibiliser, on n’y est pas encore effectivement. 

Quand vous voyez le samedi après-midi les magasins pleins avec des sacs remplie à ras bord c’est évident qu’il y a encore un travail à faire. Mais ça commence à prendre, ça vient. Le consommateur est plus au courant, il commence à mieux comprendre, il faut continuer à sensibiliser, à expliquer pour que les gens changent leur comportement. Mais on voit le boom de la seconde main, de Vinted. Des choses se passent quand même on ne peut pas le nier. Est-ce que ça va assez vite ? Est-ce que c’est suffisant ? C’est un autre débat. Je suis quelqu’un d’optimiste sinon on ne va rien faire car on sera tétanisé en se disant qu’on n’y arrivera jamais, ce n’est surtout pas la démarche à prendre. Bien sûr qu’on va y arriver, ça va prendre du temps mais chaque action est bonne à prendre. 

Les efforts des grandes marques existent-ils vraiment ? 

Si on creuse, des choses sont faites. Mais ce n’est pas suffisant. Et surtout, ce qui me semble important c’est que ça demande une réflexion profonde sur le modèle économique. Quand le modèle est basé sur produire toujours plus pour vendre toujours plus et au final se développer car on a vendu plus. Ce schéma-là est révolu aujourd’hui, c’est toute la prise de conscience qui est en train d’arriver. 

Vous pouvez faire plein de petites actions pour aller vers un mieux mais il faut en faire d’autres, plus en profondeur, qui vont demander plus de temps. Mais l’un n’empêche pas l’autre. Ce qui est important c’est de commencer, notamment par des petites actions, car on met le pied dans ce cercle vertueux de la RSE et donc on va vers le mieux et ça nous tire vers le haut. Mais on ne pas commencer par les grosses actions, si vous dites ça aux clients en leur disant qu’il faut reformer en profondeur leur modèle éco ils vont avoir peur et personne ne pas suivre, faut y aller pas à pas. 

Quand ce nouveau modèle économique pourrait-il voir le jour ?  

C’est vrai que je suis un peu effarée quand je vois des lois qui passe où on interdit les emballages plastiques par exemple seulement en 2040, ça m’effraie de voir que l’horizon est si loin. Mon rôle aujourd’hui, c’est que les entreprises qui se créent puissent intégrer ces valeurs là dès le début, le changement est immédiat. Aujourd’hui c’est très facile d’intégrer ces dimensions dans la création.Les sociétés plus importantes avec des antennes dans différents pays ça va être plus long, quand on est une société déjà installée avec des processus en place, le switch vers la RSE et le développement durable est plus complexe, ce n’est pas compliqué mais plus complexe.

« Changer de système de production demande une réflexion profonde sur le modèle économique. »

Si ce n’est pas complexe, pourquoi des marques de fast fashion ne sautent-elles pas le pas ? 

Parce que ça implique de repenser son modèle économique. Celui de la fast fashion c’est créer beaucoup de collections, faire du volume, renouveler souvent, c’est leur base. Donc ça demande une réflexion en profondeur de ce modèle pour voir comment l’adapter au mieux et arriver à faire cohabiter l’économie avec le social et l’environnemental.

Ce n’est pas impossible, c’est juste une réflexion à mener et prendre des décisions pour mettre ça en place. Ça demande du temps, mais il faut bien commencer un jour. 

Ce serait moins rentable du coup ? 

Ça dépend où on met le curseur. Dans notre monde actuel on considère qu’une entreprise est rentable uniquement lorsqu’elle a un bénéfice important. Est-ce qu’il n’y a que ça à prendre en compte ? C’est la réflexion à mener. Ce n’est pas forcément que la rentabilité financière qu’il faut regarder, mais aussi l’impact qu’a la société sur son territoire et sur l’environnement. 

Si on valorise ces critères comme étant la rentabilité d’une entreprise, si on l’intègre dans la manière dont on regarde une société, les données seront très différentes. C’est un chemin, on n’y est pas du tout et ça demande du temps, mais il y a pleins d’initiatives qui sont en cours 

Est-ce que la mode écoresponsable va devenir la nouvelle tendance selon vous ? 

Il y a une vraie tendance car de nombreuses marques se créent dans cet univers-là. Certains n’ont pas encore pris la mesure de l’intégralité de ce qu’englobe l’écoresponsabilité mais quelque part ce n’est pas grave car il y a déjà le mouvement et la sincérité. Après, c’est de l’information, de la montée en compétence et la société évolue dans le bon sens. 

J’ai interviewé une marque écoresponsable et même elle a du mal à remonter sa chaîne de valeur entièrement, les grandes marques peuvent n’avoir aucune idée d’où viennent certains produits qu’elles utilisent ? 

C’est pour ça que c’est important d’éduquer, d’informer et de faire monter en compétences tous les acteurs de la chaîne de valeur dont les sous-traitants. C’est là que les grands groupes ont vraiment un rôle à jouer. Ils ont les moyens de faire ça. C’est une industrie mondiale, il y a des fournisseurs partout. Alors soit vous vous dites, moi je relocalise tout et je m’approvisionne dans un cercle très restreint.

Mais est-ce qu’on va pouvoir produire et contenter toute la population ? En France, c’est sûr que non car on n’a pas l’industrie et la capacité suffisante, il faut arriver à travailler avec d’autres acteurs dans d’autres pays de façon transparente. 

Mais est-ce qu’il ne faudrait pas moins consommer ? Ne pourrait-on pas tout faire en se focalisant sur le recyclage avec les vêtements déjà créé ? 

Dans l’absolu c’est vrai qu’on a déjà tellement de vêtements qu’on en a certainement suffisamment pour habiller tout le monde. Aujourd’hui il y a des initiatives intéressantes qui disent « prenons des anciens textiles pour re-produire du coton, du polyester pour faire du textile et reproduire des vêtements ».

Beaucoup de recherches sont menées sur ce sujet, sur comment faire entrer la mode dans l’économie circulaire, comment refermer cette boucle ? Car aujourd’hui on ne fait que produire en permanence des nouvelles matières pour faire de nouveaux vêtements, on peut certainement fermer cette boucle pour produire de nouveaux textiles à partir des anciens. 

Donc l’avenir est dans le recyclage ?

Il y a recycler les anciennes matières pour en faire de nouvelles oui, mais aussi recycler les vêtements car aujourd’hui toute une filière se crée pour faire de la seconde main. Des initiatives d’upcycling avec pleins de métiers qui se créer ou se transforment. Typiquement, le métier de couturière car il y a pleins de choses à explorer. Donc je pense que l’industrie doit explorer tous ces axes.

On parle également beaucoup de biométrie. Des personnes qui arrivent à fabriquer des matières à partir de protéines, à recréer du cuir par exemple sans peau d’animal. Il y a pleins de choses à faire. Ces nouvelles technologies peuvent mener l’industrie vers un modèle plus durable. Les sociétés pour les teintures aussi, elles sont reconnues pour être très chimiques, aujourd’hui on en développe des vertes, à partir de CO2, des procédés vraiment intéressants. Ces nouveautés permettent de créer sans ponctionner la planète, sans détruire la biodiversité. L’avenir c’est recycler les vêtements, mais il y aussi pleins d’autres axes. 

La note environnementale qui est en test dans certains magasins et devrait voir le jour d’ici 2 ans ne prend en compte que l’impact environnemental. Pourquoi le social est si peu mis en avant ? 

Je pense que c’est une première étape. Quand on regarde sur quoi ils se basent et comment ils font cet affichage et les tests, on se rend compte que c’est très complexe d’arriver à trouver des paramètres pour que ce soit révélateur et que ce ne soit pas ultra compliqué pour les entreprises de faire cet affichage, si ça prend trop longtemps pour estimer l’impact environnemental ce n’est pas réaliste. Donc c’est une première étape sur l’axe environnemental mais c’est amené à évoluer. Je ne vois pas cet affichage sans la prise en compte du côté social. L’un ne va pas sans l’autre. 

« Il faudrait réduire la production, repenser les cycles dans les magasins, éduquer les consommateurs »

Quel peut être l’impact du coronavirus sur l’industrie textile ? 

Au Bangladesh, des milliards de commandes ont été annulées. Franchement j’ai de bons espoirs pour dire que la crise va amener l’opportunité de se poser les bonnes questions, de repenser les modèles et de repartir différemment. Il y aurait pleins de choses à faire. 

Quelles seraient alors les premières actions à faire pour repenser ce modèle ? 

Il faudrait réduire la production, repenser les cycles dans les magasins, éduquer les consommateurs pour qu’ils prennent conscience de la valeur des choses, du juste prix des vêtements, pour qu’il accepte de mettre un prix supérieur à l’achat, qui serait le vrai prix d’une consommation socialement et environnementalement positive. 

Produire loin, ce n’est pas opposé à être écoresponsable ?

Je pense qu’il y a plusieurs écoles. De mon point de vu, je pense qu’on peut être écoresponsable même si on ne produit pas qu’en France. Idéalement, la production locale est moins polluante mais pour autant il me semble qu’on ne peut pas arrêter de travailler avec le Bangladesh quand l’économie entière du pays est basée sur l’industrie du textile. 

Si demain on se dit qu’on arrête, l’impact sociétal va être dramatique pour ce pays. Donc on ne peut pas dire non du jour au lendemain, ça n’a aucun sens. En plus on se priverait de savoir-faire riches donc ce serait dommage. Par contre, ce qu’il faut faire c’est travailler mieux avec ces pays : des bonnes conditions de travail, de la sécurité, des salaires corrects, ne plus utiliser de produits chimiques. Là on serait écoresponsable. C’est fondamental de travailler sa chaîne de valeur, ses sous-traitants pour qu’on mette en place une filière écoresponsable. En France c’est plus simple car les droits de l’homme sont respectés de facto.