Jun, modèle de démocratie directe grâce au numérique

Dans le sud de l’Espagne, un village de 3700 habitants a supprimé l’administration et utilise les réseaux sociaux pour instaurer un dialogue avec ses citoyens au quotidien.

Le petit oiseau bleu est devenu l’emblème de la ville. À Jun, dans le sud de l’Espagne, le logo du réseau social Twitter est omniprésent. Plaqué en grand sur le fronton municipal, imprimé sur les uniformes de la police locale et sur ceux des employés municipaux, présent jusque dans les bureaux de la mairie, où il orne les tasses à café. Depuis l’été 2015, il trône même sur un grand obélisque, à l’entrée du village. Dick Costolo, le PDG de Twitter à l’époque, avait fait le déplacement jusqu’en Andalousie pour inaugurer le monument et laisser l’empreinte de ses mains, façon Hollywood Boulevard. À Jun, Twitter est bien plus qu’un simple réseau social : c’est l’outil principal de la gestion de la ville.

Tous les membres de l’équipe municipale, des élus aux employés, y sont connectés en permanence. Les citoyens sont invités à venir échanger sur les problématiques locales, ou tout simplement à faire part d’un problème quelconque. Ce jour-là, un étudiant signale un lampadaire cassé dans la rue Gomez Moreno. Quelques minutes plus tard à peine, le maire lui répond, tout en transmettant l’information à Miguel Espigares, l’électricien municipal. Dans la foulée, celui-ci se rend sur les lieux, répare le lampadaire, et poste une photo sur le réseau social. Intervention éclair, problème réglé en un temps record. « Chaque citoyen qui a une question, une requête ou une réclamation, peut la tweeter. On y répondra et on réglera le problème, explique José Antonio Rodríguez, le maire socialiste de Jun. C’est un gain de temps et d’argent pour tout le monde, et ça nous permet d’être plus réactifs, plus efficaces. »

Javier Garcia Roldan, l’un des deux agents d’entretien du village, est ainsi devenu la coqueluche de ce village de 3700 habitants. Sur son fil Twitter, il multiplie les photos de son travail, ce qui a contribué à le rendre très populaire. « Les gens se rendent mieux compte de l’investissement que ça représente, assure-t-il. J’ai l’impression que grâce à cela, mon travail est apprécié à sa juste valeur, et cela a changé mon quotidien. » Les échanges avec la population sont nombreux : sa venue est très prisée et Javier joue le jeu, postant systématiquement des photos de ses interventions, avec son binôme Antonio Linares.

Des citoyens impliqués

Même la police est présente en ligne. Son identifiant, @PolicaJun, est inscrit en lettres bleues sur l’uniforme et sur la voiture de patrouille. L’officier de police du village reçoit une cinquantaine de messages par jour, de la querelle de voisinage à l’accident grave. Si son accessibilité sur internet a facilité le dialogue et raccourci les délais d’intervention, elle a cependant tendance à déborder en dehors des heures de service. Alors, pour protéger sa vie de famille, le policier municipal éteint son téléphone lorsqu’il rentre chez lui.

À Jun, tout le monde joue le jeu. Les menus de la cantine scolaire sont diffusés sur le réseau social, les équipes sportives donnent leurs résultats, le boucher propose des promotions, le médecin prend ses rendez- vous par messages privés… « Ici, la ville n’est pas gérée par un maire et son équipe municipale, mais par 3 728 agents – soit autant que d’habitants », avance José Antonio Rodríguez. Le premier magistrat est lui-même suivi par 440000 personnes, soit davantage que le maire de Londres, Sadiq Khan (335 000) et autant que son homologue barcelonaise Ada Colau (460 000). Pas mal pour le maire d’un petit village andalou !

« Grâce au numérique, on a allégé les démarches administratives, réduit les temps d’attente et la paperasse, et on a diminué nos dépenses de 15%. »

Rodríguez n’a pas lancé sa réflexion sur le sujet hier. Dès 1999, alors qu’il n’est à l’époque que conseiller municipal, il demande aux entreprises locales de faire don au village de leurs ordinateurs obsolètes. Avec ces vieilleries et un réseau WIFI fait maison grâce à des boites métalliques, il se lance dans l’évangélisation numérique de ses concitoyens. Il organise des cours d’informatique, en particulier pour les retraités, et se bat pour que Jun soit la première ville à déclarer l’accès Internet comme un droit universel des citoyens. Depuis son élection comme maire en 2005, le Conseil municipal est retransmis en direct et les habitants peuvent réagir à distance, leurs tweets apparaissant sur un écran dans la salle du conseil.

Les cours se sont développés, et chacun peut recevoir une formation pour utiliser un ordinateur, un smartphone, et l’application Twitter. « Je veux que Jun soit un laboratoire politique à taille réelle, détaille Rodriguez. On y teste ce que personne ne peut ou ne veut faire ailleurs. »

Et, en effet, le gouvernement espagnol a testé à Jun pour la première fois les élections par voie électroniques et mobiles. Le village a mis à l’essai des prototypes de maisons intelligentes, et l’équipe municipale est équipée en smartphone depuis plus de dix ans. « Grâce au numérique, on a allégé les démarches administratives, réduit les temps d’attente et la paperasse, et on a diminué nos dépenses de 15%. » Un coup d’œil aux comptes montre effectivement que les débits budgétaires de Jun sont passés de 3,14 à 2,67 millions d’euros entre 2011 et 2016.

Des oppositions avant-tout politiques

Mais au-delà de l’aspect financier, José Antonio Rodriguez se vante surtout d’avoir fait de Jun une ville d’avant-garde de la démocratie numérique, non seulement en Espagne, mais dans le monde. Deux chercheurs du MIT étudient l’expérience de ce village de la province de Grenade. Dans leur premier rapport, Deb Roy et William Powers ont défini Jun comme « un laboratoire idéal » pour tenter de répondre à leurs questions. Les deux universitaires se demandent notamment comment le numérique peut développer la participation des citoyens à la vie démocratique, si les questions publiques trouvent des réponses plus facilement, ou encore si ces outils permettent de modifier les manières de gouverner en décentralisant les pouvoirs.

Rodriguez n’a aucun doute sur les réponses qui seront apportées. « Notre fonctionnement est éminemment plus transparent, affirme-t-il. On note d’une part une simplification des échanges au quotidien : chacun peut avoir en quelques minutes une réponse à sa question. D’autre part, les citoyens sont consultés sur des projets plus importants, comme les budgets, les taxes municipales, les travaux prioritaires dans le village… » Il reconnaît cependant que le format court (les messages Twitter sont limités à 140 signes) ne permet pas d’échanger en profondeur sur des sujets compliqués.

L’initiative, d’ailleurs, ne fait pas l’unanimité au Conseil municipal. Rogelio Palomino, conseiller de l’opposition (Parti Populaire), refuse d’admettre que cette politique a eu un effet positif pour Jun depuis dix ans. « Seul le maire en tire un bénéfice en augmentant sa popularité sur internet, affirme-t-il. Mais pour les gens du village, il n’y a rien. » Au-delà de la déclaration purement politicarde, Palomino déplore le fait que ce fonctionnement n’a créé aucun emploi, dans une région fortement touchée par la crise espagnole du logement, dans la mesure où l’industrie locale repose sur la production de céramique pour la construction.

« S’il y avait de nouveaux postes créés dans le domaine des nouvelles technologies – puisque c’est le sujet –, ou dans n’importe quel autre domaine, je soutiendrais le maire. Mais il n’y a rien du tout, poursuit Palomino. Regardez autour de vous, il y a le logo de Twitter partout, et on ne reçoit pas le moindre euro. » Rodriguez confirme que Jun ne perçoit aucune compensation financière de la part de la firme américaine. « On utilise un outil entièrement gratuit, rapide et très efficace, rétorque-t-il. Que voulez-vous de plus ? » Il assure que Twitter n’est utilisé que pour optimiser le fonctionnement de la politique locale, sans remplacer les services traditionnels. « Les personnes qui ne souhaitent pas utiliser le réseau social peuvent faire toutes les démarches administratives par la voie classique, même si cela nécessite de faire la queue et de payer une taxe, comme avant… » La démocratie numérique semble cependant plaire aux Juneros : en 2015, le maire de Jun a été réélu avec 45% des voix, contre 19% à l’opposition.