« L’imaginaire doit cohabiter avec la réalité »

Véronique Servais est professeure en anthropologie de la communication à l’Université de Liège (Belgique). Elle est également chercheuse et spécialisée dans les relations et les interactions entre les hommes et les animaux. Elle s’est notamment intéressée au comportement animal en milieu naturel, aux zoo, aux interactions entre soigneurs et dauphins captifs et aux rencontres entre le public et les animaux. 

Pour Impact(s), elle fait part de son analyse au sujet des technologies comme alternative à l’enfermement des animaux. Elle met en garde contre un risque de déconnexion avec ce qu’est la “vraie nature”, dû à la représentation des animaux, souvent idéalisée. Mais à l’inverse, elle concède que ces expériences peuvent au contraire nous reconnecter au monde si elle témoignage de réalité de la vie sauvage.

En 2015, le Code Civil a intégré le fait que les animaux devaient être reconnu comme des êtres vivants et sensibles. C’était il y a seulement cinq ans, pourquoi si tard selon vous ? 

Il y a eu un dogme pendant longtemps qui considérait que dès qu’on attribuait des émotions, des ressentis aux animaux c’était de l’anthropomorphisme (l’attribution de caractéristiques du comportement ou de la morphologie humaine à d’autres entités comme des dieux, des animaux, des objets, des phénomènes, voire des idées, ndlr). Cette pensée a pesé sur l’étude du comportement animal jusque dans la fin des années 80. À cette époque, je faisais mes études en psychologie et il était interdit de supposer qu’un animal avait peur. Peu de chercheurs s’aventuraient à reconnaître les émotions des animaux d’un point de vue scientifique, c’était considéré comme indémontrable.

Et puis, il y a aussi un contexte culturel. Dans notre société, nous avons une conception du corps comme séparé de l’esprit. Donc l’animal était considéré comme ayant un corps, mais l’esprit c’était plutôt l’apanage de l’homme. Donc nous pouvions faire des expériences sur les animaux et utiliser les résultats pour comprendre les humains car nos corps sont similaires. Mais ce qui est de la vie mentale, c’était considéré comme un fossé infranchissable entre eux et nous. Nous ne pouvions rien développer sur la vie mentale des animaux à partir de notre expérience en tant qu’humain. C’était difficile d’avoir des arguments scientifiques en faveur d’une vie mentale animale. 

Quand la situation a-t-elle changée ? 

Progressivement, nous nous sommes rendu compte qu’ils savaient faire énormément de choses. Quelques chercheurs ont fait des propositions, ont bravé cet interdit, notamment en donnant des arguments en faveur de la vie mentale animale, dont un important qui est la continuité évolutive. C’est le fait que l’on fasse partie d’une histoire évolutive, c’est l’évolution des espèces entre les hommes et les animaux, qui ne concerne pas que le corps mais aussi la dimension mentale. Avant, nous considérions qu’il n’y avait rien de commun entre les hommes et les autres animaux car il a des barrières comme le langage. C’est cette vision qui est en train de changer. Nous reconnaissons qu’il y a des parentés, pas seulement physiologiques, mais aussi émotionnelles, comme la capacité à souffrir. 

D’un autre côté, depuis longtemps des associations militent pour qu’on reconnaisse la souffrance animale. Ceux qui vivent au contact des animaux n’ont pas besoin d’avoir une pensée scientifique, ils se fient à leurs impressions, qui sont parfois fausses. Ce que les chercheurs essaient de faire, c’est de se prémunir de ces fausses impressions. Alors que c’est sûr que si un animal cri c’est qu’il a peur ou qu’il a mal. Mais le principe du scientifique étant de ne rien tenir pour vrai que ce qu’il a pu démontrer, tant qu’il ne l’a pas démontré, c’est faux. 

Dans le contexte actuel, où les richesses naturelles de la planète disparaissent, les zoos et delphinariums assurent être dans une démarche de conservation des espèces en voie de disparition et de recherche scientifique. De ce que vous avez pu observer, ces endroits sont-ils la bonne solution ?

Nous n’avons pas besoin d’un zoo pour faire de la conservation, je pense que c’est plutôt un alibi. Je ne nie pas qu’ils donnent de l’argent pour la conservation, mais je pense que nous pouvons faire de la conservation sans eux. 

Ce que je trouve problématique au zoo c’est que ça donne une image du rapport à la nature, aux animaux, qui est toujours un rapport de domination, ils sont là, soumis à notre regard, pour nous divertir, maintenu en captivité pour notre divertissement. Je ne nie pas non plus qu’ils essaient de faire en sorte que leur captivité ne soit pas trop désagréable, ils font du mieux possible. Mais ils sont sous notre contrôle et ça donne un modèle de relation à la nature qui est tout à fait contre-productif. 

Ils ont aussi une mission d’éducation, de sensibilisation, qu’ils revendiquent. Qu’en pensez-vous ? 

Lors d’une étude au jardin des plantes à Paris, j’ai passé du temps avec les visiteurs. Je me suis rendu compte que la dimension éducative est extrêmement réduite. Les gens regardent très peu les informations. Ce qui les intéressent c’est d’interagir avec les animaux, les regarder. C’est plus du divertissement, une occasion sociale, où on va en famille passer un bon moment pour voir des animaux. C’est encore plus vrai avec les delphinariums, où l’activité est basée sur le divertissement, et beaucoup se trouvent dans des parcs d’attractions.

Selon vous, des expériences comme Wild Immersion seraient plus intéressantes à mettre en place ? 

C’est une expérience sans doute unique et fascinante, mais qui est assez trompeuse au rapport que nous avons avec la nature. Une plongée en réalité virtuelle est quasiment plus belle qu’en vrai, c’est une rêverie, c’est immersif, il n’y a pas la peur de mourir, ce sont des voyages magnifiques mais c’est plutôt de l’ordre du cinéma pour moi. 

En général, on ne s’approche pas aussi près des animaux. Ils sont imprévisibles et nous n’avons pas de prise sur eux. Même si elle est réduite au zoo, ils ont leur propre vie. Ce qui est différent d’un animal en réalité augmentée. 

« C’est fantasmagorique, c’est imaginaire, à la limite poétique, mais ça ne reflète pas ce qu’est la nature »

Dans la nature, pour en voir un, il y a un prix. Il faut être sur place, connaître ses habitudes, être patient, entrer dans son milieu, etc. C’est tout un travail, une transformation à faire du côté de l’humain. Et puis, on ne sent pas la température, la pluie, le vent, la boue, etc. C’est très idéalisé, rêvé. Alors pourquoi pas, mais je pense que c’est important de se rappeler que la nature comporte aussi des aspects que l’on n’aime pas, qui pique. Il faut marcher, longtemps, c’est physique, ça engage le corps, pas comme dans Wild Immersion. 

C’est pareil pour la réalité augmentée avec les lunettes et les gants interactifs. C’est fantasmagorique, c’est imaginaire, à la limite poétique, mais ça ne reflète pas ce qu’est la nature. C’est une sorte de paradis où nous sommes amis avec les lions, qui sont amis avec les gazelles. Tout va bien, personne ne se mange. 

Nous voyons rarement ce côté de la nature en vrai, même dans les zoos et les delphinariums. Leur côté sauvage disparaît. Qu’en pensez-vous ?

La notion de sauvage est très complexe. Certains chercheurs ont mis en évidence le fait que le mot sauvage désigne tout ce qui n’a pas été domestiqué. Tout ce qui ne rentre pas dans une économie capitaliste, que nous ne pouvons pas gérer. Une fois que nous pouvons en tirer profit, ce n’est plus sauvage. Par exemple, une plante invasive échappe à notre contrôle, elle est sauvage.

Au final, le seul endroit où nous pourrions observer des animaux avec leur comportement naturel, ce serait dans des réserves où l’homme n’interviendrait pas ? 

Le problème des réserves, c’est que partout ailleurs on pourra détruire. Et puis, il y a toujours cette idée qu’ils sont à notre disposition, ils seraient là pour nous qu’on vienne les voir. Or, la nature est là et n’a pas besoin de nous pour vivre.

Je crois que le comportement animal peut s’observer partout, il suffit de sortir de chez soi. Dans la nature ordinaire il y a pleins d’animaux qui vivent, indépendamment de nous. Mais oui, ce ne sont pas des lions ni des éléphants. L’idée que nous avons de la nature, comme quelque chose qui existe en dehors de notre vie, loin de nous, fait que nous ne regardons pas trop ce qu’il y a devant notre porte. Donc nous les négligeons. 

Dans un de vos articles, vous dites : « Notre hypothèse est que le zoo, par son dispositif de mise en spectacle, offre un cadre paradoxal, analogue au jeu, où l’anthropomorphisation des animaux renforce la frontière homme/animal plutôt qu’elle ne l’efface. Ce serait de cette manière, complexe mais efficace, que la visite au zoo contribuerait à l’apprentissage culturel de la distinction humaine. » 

C’est l’idée que l’homme est radicalement différent des autres animaux et qu’en allant au zoo, nous établissons une connexion avec les animaux, parfois assez intime. À côté de ça, ils sont enfermés pour que nous puissions les voir. Cette situation renforce l’idée d’exception humaine. 

Et justement, des expériences comme Wild Immersion ne permettraient pas de nous distancier de cette idée ? Puisqu’une fois la vidéo terminée, nous revenons à notre vie, tout en sachant qu’ils ne sont pas à côté de nous. 

Effectivement, dans ce cas, ces technologies peuvent renforcer la connexion. Lorsque nous enlevons notre casque, nous ne sommes pas au même endroit qu’eux. Ils étaient bien présents, nous avons pu les voir, les rencontrer, se relier à eux et se rendre compte que nous faisons aussi partie d’un ensemble qui est la nature. Nous sortons du cadre du zoo et de la domination qu’il impose.

Comment voyez-vous l’avenir des zoos et des delphinariums ?

Je crois qu’ils appartiennent au passé. Dans notre société (pas toutes, car en Chine ils ouvrent toujours des delphinariums), il est évident que ces lieux, ces institutions n’ont pas d’avenir. Elles exploitent les animaux pour du profit. C’est sûr que les personnes qui s’en occupent sont dévouées mais ils doivent se moderniser, avoir un autre type de rapport avec la nature, plus proche de la réalité. 

Et l’avenir avec la réalité virtuelle, augmentée et l’holographie ?

Pourquoi pas faire revivre des dinosaures ! Mais il faut que ces lieux s’assument comme étant des lieux de divertissements, où l’on passe un moment magique, on s’émerveille, ce qui est très bien.

 « Nous sortons du cadre du zoo et de la domination qu’il impose »

Au début de mon travail de chercheuse, je me suis intéressée à la delphinothérapie (l’usage des dauphins, notamment captifs, à des fins thérapeutiques). Dans les années 90, un homme avait eu l’idée de créer un projet, Sunflower. C’était une piscine où des hologrammes de dauphins auraient été projeté avec des sons pour recréer la magie d’une rencontre, mais sans les dauphins captifs. La technologie ne le permettait malheureusement pas à l’époque. 

Je pense que le côté beau et imaginaire doit cohabiter avec la réalité de la nature, qui n’est pas toujours magnifique mais qu’il ne faut pas oublier. Les technologies représentent trop souvent la dimension immersive, de connexion, dont nous rêvons tous mais qui n’est pas réelle. Et ne pas montrer la vérité, ça ne déconnecte un peu plus de la réalité.