Wojtek Kalinowski est le co-fondateur de l’Institut Veblen. Celui-ci promeut les idées économiques et les politiques publiques qui font avancer la transition écologique. Sociologue, historien et économiste de formation, Wojtek Kalinowski intervient régulièrement sur les thèmes de la transition écologique, notamment au sujet les politiques monétaires. Il s’est également intéressé aux monnaies locales complémentaires.
Pour nous, il a accepté de revenir sur notre dossier du mois. Il souligne l’importance de changer de système économique pour la transition écologique. Les monnaies locales sont un moyen d’y parvenir, c’est pourquoi il Wojtek Kalinowski y croit, même s’il ne nie pas les nombreux obstacles qui ralentissent leur développement.
Vous avez rencontré de nombreux groupes de monnaies locales en France, quelles sont les principales limites du système économique actuel qu’ils essaient de contrer ?

Le problème le plus évident du système monétaire actuel est le cycle économique qu’il impose. Juste au moment où les économies auraient besoin de plus de crédits pour maintenir à flots les entreprises, les banques coupent les crédits. Et quand tout va bien, elles en redistribuent. Au lieu de les adoucir, la monnaie bancaire les renforce. La dégradation de l’économie due à ces crises imprègne tous les débats autour de la mise en place des projets locaux de monnaie locale. Inévitablement, la crise de 2008 est évoquée. Le système monétaire créé des crises à répétition qui ont un coût social et environnemental, donc nous cherchons des alternatives.
Le deuxième problème fondamental est que l’économie est devenue aveugle aux territoires, et donc les banques aussi. Il y a eu un accroissement, les banques ont fusionné et nous avons créé des mégas banques mondiales. Les banques françaises participent pleinement à cette tendance. Cela laisse le sentiment que le système de mondialisation financière oublie ses territoires. En plus, il peut y avoir les gagnants et les perdants. Ce n’est pas dans un centre-ville riche que vont émerger les projets de monnaies locales. L’initiative vient souvent lorsque les habitants constatent qu’il n’y a plus d’activité, plus de crédit, plus de soutien, ni public ni privé.
Ces projets émergent car les citoyens veulent une autre économie, la plupart des projets sont adossés à des collectifs, comme “Villes en transition”, qui sont très motivés par l’écologie. La critique faite au système financier est que lui aussi est plus ou moins aveugle aux objectifs de la transition écologique. C’est tout le problème qui affecte l’ensemble de nos économies : ce qui est polluant reste plus rentable à court terme, malgré les taxes carbone. Le système bancaire et financier n’est pas du tout en phase avec les objectifs de transition, il marche en sens inverse. Cela incite de nombreux acteurs de la finance solidaire à investir dans de nouveaux objectifs. Les citoyens ont le sentiment que quelque chose ne va pas, donc ils cherchent des alternatives.
Il n’y a que des monnaies locales complémentaires citoyennes qui sont créée pour trouver des alternatives, ou existe-t-il d’autres sorte de monnaies ?
Oui, il y a trois familles de monnaies. Les monnaies locales dont nous avons précédemment parlé qui s’adressent aux habitants et aux commerçants dans le but de développer l’économie locale. Puis, il y a les accorderies, des banques de temps qui sont la nouvelle génération des SEL (Système d’Échanges Locaux). Ce sont des réseaux à l’extérieur des échanges marchands, juste pour les particuliers, qui favorisent le lien social et fonctionne sur le principe « une heure de service rendu vaut une heure de service reçu ». Et enfin, il y a les crédits mutuels pour les entreprises, sous forme de plateformes d’échanges comme le Wir. Ce sont des innovations car les citoyens veulent répondre à la crise environnementale, sociale et économique en même temps.
Comment fonctionne un système de crédit mutuel comme le Wir ?
Dans les années 1920, de nombreux projets de monnaies locales ont émergé parallèlement à la grande dépression des années 20/30. La population n’était pas satisfaite du système bancaire. La seule qui a survécu est le Wir, en Suisse. C’est une banque pour les PME du pays. Lorsque les banques ont soudain coupé leurs actions de crédit, elles ont décidé de créer leur circuit, de s’endetter entre-elles. C’est un système de crédit mutuel qui complète la monnaie locale. Quand l’économie Suisse va bien, les entreprises utilisent moins de Wir, et quand les conditions bancaires se dégradent, elles l’utilisent. C’est un dispositif anti cyclique.
Dans un de vos articles pour le dossier sur la monnaie d’Alternatives Économiques, vous écrivez : “L’humanité tout entière fait face à un choix inédit : s’engager dans la transition vers un autre modèle tant qu’il en est encore temps, ou continuer à foncer dans le mur comme si de rien n’était, en attendant les conséquences catastrophiques de la pénurie des ressources, des atteintes à la biodiversité et du changement climatique ». Utiliser les monnaies locales, c’est s’engager dans la transition ?
C’est leur motivation principale je pense. Les habitants veulent transformer le système, le rendre plus durable, renforcer l’économie locale. Par exemple, la Sonnantes, à Nantes, a d’abord été une monnaie pour les PME, pour booster la croissance locale. Au bout de quelques années, ils se sont aperçus que les entreprises qui s’intéressaient au dispositif se préoccupaient de ce qui se passait sur le territoire et de sa dégradation. Les dirigeants étaient poussés par des valeurs écologiques, bien plus que par l’idée d’augmenter leur chiffre d’affaires à travers la monnaie. Un grand sentiment de crise a explosé ces dernières années. Ça couvait depuis un moment dans les territoires mais ce n’était pas médiatisé.
Il y a un goût pour les alternatives pratiques, les outils concrets. Mais entre la préoccupation et un plan concret qui fonctionne il y a un pas. Comme dit Dante Edme-Sanjurjo, le directeur général de l’association de la monnaie locale Eusko, « résister c’est créer ». Pour d’autres c’est voter ou manifester, ça peut être plein de choses.
«La transition écologique est un projet très global, difficile et qui n’avance pas beaucoup. La monnaie locale pourrait être un outil qui fait le lien entre les différentes politiques qui existent déjà.»
Quel avenir voyez-vous pour les monnaies locales ?
J’ai plus d’inquiétude que les intervenants qui s’expriment dans votre article. Il y a un phénomène de stagnation. Pas un arrêt de la mouvance, elle continue avec de nouveaux projets, mais en réalité, peu de monnaie circule réellement.
J’ai organisé des rencontres avec des porteurs de projet, regardé comment ça se passe dans beaucoup d’endroits et je vois des obstacles difficiles à surmonter. Il y a des idées pour y faire face, mais ils sont bien là.
Quels sont ces obstacles ?
Le principal est très banal, ce sont les habitudes des habitants. Il n’y a aucun intérêt pratique immédiat à le faire. À la base, il y a le noyau dur, qui est convaincu et militant mais le défi c’est élargir le cercle. Il faut convaincre les gens. Ils sont souvent bienveillants mais c’est un phénomène sociologique, le poids des habitudes. Encore aujourd’hui en France 75% d’achats alimentaires sont fait dans les grandes surfaces. Ça ne veut pas dire que ça ne peut pas marcher, mais c’est objectivement difficile.
Ensuite, il ne faut pas oublier les alliances locales avec les commerçants et les associations qui peuvent atteindre des habitants locaux. Puisque la question est « comment changer les habitudes de la population sur mon territoire ? », via quels canaux je peux le faire ? Par exemple, j’ai vu des réunions de préparations, de lancement de monnaie locale en France où les corps intermédiaires locaux, le tissu associatif local, était absent. Nous savions alors que ça n’allait pas fonctionner, c’est très important qu’ils collaborent.
Enfin, c’est l’organisation actuelle de l’économie qui est aveugle aux territoires. Nous avons construit des circuits internationaux, mondiaux. L’idée aujourd’hui quand des politiques ou des chercheurs disent qu’ils veulent développer l’économie des territoires, ça veut presque toujours dire inclure ces territoires dans les marchés externes, la mondialisation. Alors que là, il s’agit de renforcer les échanges internes. Il faut surmonter cette organisation de l’économie avec des énergies et des ressources très faibles. C’est fastidieux, il faut aller voir les commerçants et les agriculteurs un par un. C’est une façon minutieuse de récréer une boucle locale. Pour cela, il faut des permanents sur un temps assez long qui puissent développer le réseau.

Pourquoi est-ce si fastidieux ?
Au fond c’est très difficile car l’idée d’une monnaie locale était parfaitement naturelle pendant des siècles et des siècles. L’historien français Fernand Braudel parlait d’une économie à trois étages avec l’économie locale, le commerce intermédiaire et le commerce au loin. À l’époque, les économies locales produisaient plus pour des marchés locaux, c’est pour ça que jusqu’au XIXème siècle, il y avait une pluralité de monnaies locales qui fonctionnaient et organisaient les échanges locaux.
Puis, l’économie s’est modernisée, elle est devenue complètement aveugle aux marchés locaux. Aujourd’hui, quand ces monnaies locales re-émergent, le terrain économique n’a plus rien à voir. L’objectif c’est de le retrouver, le rétablir. Moi j’y crois énormément, surtout pour des raisons écologiques, environnementales. Il y a un lien direct entre la soutenabilité et une relocalisation de certains secteurs, comme l’alimentaire ou l’agriculture où le rapport entre le système de production et l’impact environnemental positif/négatif est très net.
C’est très difficile quand on veut sortir d’un modèle mais les monnaies locales ne sont pas les seules à le vouloir.
Pourtant le modèle de l’Eusko fonctionne bien, non ?
Effectivement, la seule monnaie qui marche c’est l’Eusko. J’entends souvent dire que c’est grâce à la culture basque que l’Eusko fonctionne, moi je n’y crois pas du tout. Tel que moi je vois la chose, s’ils avancent mieux c’est parce qu’ils ont deux qualités qui sont rarement réunies. D’un côté, ils savent pourquoi ils ont créé cette monnaie, ils ont une vision politique. De plus, ils ont réussi le travail fastidieux de recréer une boucle locale.
Réunir cet intérêt politique et cette persévérance concrète c’est rare. Dans beaucoup de collectifs que j’ai vus, il y a un noyau souvent issu de collectifs comme Territoires en transition, ils voudraient sortir de l’économie actuelle immédiatement. Mais ça donne surtout des groupes de discussions. Souvent c’est compliqué de mettre en place un plan concret de développement du réseau.
Je suis souvent allé les rencontrer, c’est vrai qu’ils ont des ressources très riches d’associations, d’économie sociale et solidaire, l’Eusko baigne dans cette culture-là. Les territoires français sont assez inégaux là-dessus.
C’est un atout important pour eux. Mais ils ont surtout le souci pratique, cette compréhension que c’est long et fastidieux. C’est pour ça qu’aujourd’hui ils donnent des formations très pratiques à d’autres groupes qui voudraient créer leur monnaie locale. Elles sont très pratico-pratique, sur la manière précise de faire. C’est pourquoi je ne désespère pas, et si la mouvance s’enracine, je pense que ce sera un peu grâce à leur travail.
Quel type de monnaie pourrait, selon vous, réellement bien fonctionner ?
La transition écologique est un projet très global, difficile et qui n’avance pas beaucoup. Il y a quand même des personnes qui se lancent et des politiques publiques. La monnaie locale pourrait être un outil qui fait le lien entre les différentes politiques qui existent déjà. Par exemple, l’État français a mis en place un programme pour revitaliser les centres-villes. Et dans de nombreuses de régions, il existe des programmes de soutien à l’agriculture de proximité, des objectifs pour la restauration collective (approvisionnement bio et local), des objectifs de réduction des émissions de CO2 et de carbone, etc.
En fait, ce qui manque un peu c’est une expérimentation d’une monnaie qui pourrait relier tous ces éléments et qui monterait que ces politiques seraient ainsi renforcées. Je vois un énorme potentiel.
«La transition écologique ne peut pas s’appuyer que sur ces gestes militants, mais il faut quand même les faire pour avancer. C’est toute la difficulté : agir tout en sachant que que ça ne suffira pas non plus.»
Concernant les politiques, dans l’enquête nous comprenons bien que leur soutien est important pour réussir à développer la monnaie.
Il y a soutien et soutien. Souvent ils donnent une subvention mais qui est trop petite pour pouvoir engager des permanents. Et donc pour faire le travail de développement du réseau. En plus, pour certaines collectivités, malheureusement, la monnaie locale a une fonction de gadget. C’est à la mode, alors ils font une charte où ils disent que c’est pour les citoyens, ils mettent les mots « écologie », « durable ». Puis ils ne s’y mettent pas réellement.
Encore une fois, Bayonne a fait ce travail, avec le procès contre le préfet pour l’utilisation par les collectivités comme mode de paiement. Au final, ils ont trouvé une solution à l’amiable. Ça c’est un soutien actif. Ce n’est pas juste donner un local et quelques milliers d’euros en subvention.
Il faut réfléchir à la manière dont nous pouvons revitaliser les villes. Et si c’est possible avec une monnaie locale, c’est une réflexion plus technique, plus poussée.
Cela nécessite un plan d’action très concret, qui s’inscrit dans la durée localement. Les groupes doivent penser qu’ils sont partis pour cinq ans et ne pas se décourager. Mais c’est difficile car personne ne paie ces bénévoles pour faire ça.
Pour Jérôme Blanc, les monnaies locales auraient un rôle alternatif à la monnaie nationale dans “l’hypothèse apocalyptique de l’effondrement du système monétaire” qui selon lui, est un risque assez réduit, ou “d’une crise majeure comme en Argentine, où les banques limitent fortement les retraits et l’usage de leur monnaie, voire ferment”. Qu’en pensez-vous ?
Non, je ne pense pas. Il y a des effondrements du système monétaire, comme en Argentine, donc l’émergence d’énormément de clubs d’échanges. Mais ce sont des moments passagers de l’histoire, avant de reconstruire le système monétaire principal.
Nous utilisons la monnaie quand nous achetons un appartement, quand nous sommes une PME et que nous faisons un crédit, mais là on parle de la consommation courante, c’est juste un des usages de la monnaie. Il est très important, mais les monnaies locales ne sont pas des instruments d’épargne. Or, dans notre société, chacun est poussé à essayer d’épargner. Donc la monnaie devient une soupape de sécurité.
Cette fonction-là, la monnaie locale ne l’a pas. C’est juste un flux pour changer la consommation courante. Ce qui est très important car ce que nous consommons impacte notre cadre de vie. C’est une contribution au débat de « Que faire du système monétaire ? », mais ça ne peut pas remplacer le débat.

Les monnaies locales s’inscrivent dans la finance solidaire, qui prend une part de plus en plus grande chaque année. Par quel autre biais les citoyens peuvent agir pour avoir une économie qui leur ressemble ?
Toutes ces plateformes de crowdfunding, de financement participatif essaient de faire sens à l’épargne. Au Pays basque, il y a le fond d’investissement solidaire Herrikoa qui investit dans des projets d’économie locale. Il soutient l’Eusko qui est leur partenaire mais quand il prête de l’argent à une entreprise locale, il le fait en Euro, le lien n’est pas encore établi entre les outils des finances solidaires et les monnaies locales. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des initiatives pour investir, placer son épargne à taux d’intérêt zéro pour soutenir des foncières solidaires.
Par exemple, Habitat et Humanisme construit des logements sociaux qui complètent les HLM. Il y a aussi Terre de liens qui récolte de l’argent pour maintenir une agriculture de proximité. Mais les sommes ne sont pas encore très importantes. De nombreux outils comme ceux-ci sont labellisés Finansol. L’État pourrait sans doute faire davantage pour augmenter la visibilité de ces fonds.
D’un côté, nous voulons épargner notre argent, et de l’autre, nous voulons investir pour aider. Souvent, cet arbitrage-là est fait. Et lorsque nous regardons une banque française classique, elle offre une panoplie de fonds où nous pouvons investir. Il y a toute une série de labels, commercialisés par toutes les banques où les mots « transition écologique » et « solidarité » apparaissent.
Le principe est toujours le même : vous investissez cinq ou dix pourcents de votre argent dans ce type d’activité et le reste est investi dans des marchés classiques. La globalité contribue donc à polluer la planète. Donc les clients peuvent se demander à quoi ça sert. Chaque citoyen est face à ces arbitrages-là.
Au bout du compte, c’est un geste militant. Vous renoncez aux intérêts parce que ça fait sens, même si l’inflation est petite, elle existe quand même. Donc si vous acceptez d’investir à zéro pourcent, vous avez accepté de perdre la valeur de votre argent. Cette famille d’outil de financement reste globalement limitée. Les montants sont n’ont rien à voir avec l’épargne des Français, c’est microscopique. Tout ça est très banal car ça revient à dire que les solutions sont politiques, qu’il faut d’autres régulations.
La transition écologique ne peut pas s’appuyer que sur ces gestes militants, mais il faut quand même les faire pour avancer. C’est toute la difficulté : agir tout en sachant que ça ne suffira pas non plus.