Depuis dix ans, les Monnaies Locales Complémentaires (MLC) fleurissent en France. Des citoyens s’engagent pour consommer mieux, à l’échelle des territoires, et lutter contre la spéculation financière du système capitaliste. Des projets aux valeurs démocratiques, sociales et écologiques, en parallèle du circuit économique classique.
Un euro dépensé dans une grande surface n’est pas anodin. Il va voyager dans le système monétaire mondial pour financer d’autres projets, peut-être très loin des valeurs et idéaux de son propriétaire initial. De plus, cet euro, utilisé dans le supermarché, n’a probablement pas favorisé l’économie et les commerces locaux. Il a plutôt contribué à l’industrie agroalimentaire mondiale et la pollution qui l’accompagne. C’est à partir de ce constat que sont nés de nombreux projets de monnaie locale en France.
Dans les années 2006/2007, un programme financé par des fonds européens voit le jour en France : SOL (mouvement d’expérimentation des monnaies locales). Il est chargé de mettre en place des prototypes de monnaies locales. Celles qui émergent en 2010 sont issues de ce terreau. De plus, après la crise de 2008, l’idée qu’il faut trouver des alternatives monétaires et financières s’accentue.
Aujourd’hui, en France, environ 80 monnaies locales sont en circulation et 53 en projet. Leur principe est simple : une unité de monnaie locale est égale à un euro. Des bureaux de change permettent aux utilisateurs de transformer leur monnaie et de la réutiliser dans les commerces partenaires. Le réseau est constitué de produits et services basés sur un territoire défini. Quant aux Euros collectés par l’association de la monnaie locale lors du change, ils sont placés dans une banque éthique. En France, c’est la Nef qui est utilisée dans deux-tiers des cas. Transparente, elle partage les projets qu’elle finance et qui participent tous au « développement local d’une économie durable au service de l’humain ».
« J’ai pris conscience que ça ne servait à rien d’attendre que les États et les institutions nous entendent et agissent à notre place »
C’est aussi vers cette banque que s’est tourné Lucas Rochette-Berlon quand il a créé son association en 2016, « Une Monnaie pour Paris : la Pêche » : « J’étais beaucoup dans la protestation. Mais après la COP21, j’ai pris conscience que ça ne servait à rien d’attendre que les États et les institutions nous entendent et agissent à notre place. Alors j’ai cherché le point commun entre la crise écologique, démocratique et sociale et j’en ai déduit que l’économie et l’argent dans sa forme actuelle étaient un facteur commun. Et que pouvais-je construire comme alternative ? Une monnaie locale.» Âgé d’à peine 18 ans, il est rejoint par d’autres jeunes. Une «bande de gamin» qui montre rapidement de quoi elle est capable. Aujourd’hui, La Pêche est en circulation dans 15 arrondissements de Paris et 21 communes de la petite couronne. Elle est utilisée par 2 000 particuliers et 200 prestataires.
Un impact difficilement chiffrable
Des chiffres plutôt bas, ramené au bassin de population du territoire. La lenteur de leur développement est d’ailleurs l’une des principales critiques faites aux monnaies locales après dix ans d’existence en France. Pour nombre d’entre-elles, les transformations territoriales envisagées à leurs débuts ne sont pas au rendez-vous. Seule l’Eusko, monnaie locale du Pays-Basque, semble avoir réussi son pari. Plus d’un million et demi d’unités sont en circulation pour 3 800 utilisateurs et plus de 1000 professionnels. Ce qui en fait la monnaie locale la plus utilisée d’Europe.
Mais pour Jérôme Blanc, économiste spécialisé dans les monnaies locales, même si le cas est exceptionnel, le dispositif est insuffisant pour parler d’une réelle alternative globale : « L’extension de l’Eusko est importante et semble s’accélérer, mais en termes d’usagers, 3200 c’est un peu plus d’1% de la population, ce qui commence à être très significatif. Les habitants n’achètent pas que des biens et services locaux. Je ne pense pas, en perspective, que nous puissions avoir un territoire qui soit autonome sur le plan monétaire.»
Pourtant, les réseaux de commerçants se développent. Naémie, 20 ans, utilise le Stück, la monnaie locale de Strasbourg, depuis un an : « C’est de plus en plus facile de l’utiliser car il y a de plus en plus d’endroits différents. Avant c’était beaucoup des boutiques de vrac et aujourd’hui il y a des bars, des restaurants, des psychologues, des kinés… » Dans certaines zones en France, il est tout à fait possible de se nourrir, d’acheter des produits d’hygiènes, certains services de santé et de faire réparer son vélo en monnaies locales.

Il n’existe pas d’étude qui mesure précisément l’impact des monnaies locales sur les territoires en France. En 2016, l’ADEME publie un rapport, Les monnaies locales complémentaires environnementales : Etat des lieux, impacts environnementaux et efficacité économique. Anne-Cécile Ragot, fondatrice de l’association TAOA, qui a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement des monnaies sociales, participe à l’étude. « La conclusion du rapport c’est qu’il n’y a pas assez de données disponibles pour mesurer l’impact des monnaies locales. C’est un travail difficile, fastidieux, et les associations citoyennes manquent clairement de moyens pour le mener à bien. Le Mouvement Sol devrait prochainement lancer une étude d’impact pour pallier ce manque. À Fortaleza, dans le Nordeste du Brésil, Banco Palmas (une banque communautaire ayant mis en place une monnaie locale, ndlr) a mené ce travail il y a quelques années. De mémoire, ils sondaient, tous les quatre ans, un échantillon de 1000 personnes qu’ils interrogeaient sur leurs consommations à l’intérieur et à l’extérieur du quartier pour 3 catégories de produits (alimentaire, hygiène et produits ménagers). C’était du porte à porte donc ça prend un temps considérable. Ils ont ainsi pu mesurer, qu’avant le lancement de la monnaie locale, seulement 20% des utilisateurs déclaraient acheter à l’intérieur du quartier, contre 93% 15 ans après. C’est un des rares chiffres que nous avons sur l’impact des monnaies locales, et il est essentiel car il prouve que ces dispositifs peuvent remplir leurs promesses si on y alloue les ressources nécessaires ».
Un cercle vertueux engendré par les citoyens
En France, seul l’Eusko affiche un impact quantifiable. En 2018, la monnaie passe le cap du million en circulation. Une première en Europe. Elle réussit également à faire vivre l’économie locale puisque 56% des professionnels du réseau ont pris au moins un nouveau fournisseur local pour réutiliser leurs eusko. Et en 2029, 29 066 eusko ont été reversés à 50 associations. Des chiffres exceptionnels mais très rares. Pour Jérôme Blanc, un autre paramètre est à prendre en compte dans l’impact des monnaies locales : « Il y a un autre levier important qui est la construction citoyenne. Des personnes se réunissent pendant un temps assez long de maturation où ils définissent les règles, le nom et le pourquoi de la monnaie. C’est intéressant car ce processus participe à un éveil démocratique autour d’une question centrale qui est la monnaie ».
Une participation citoyenne indispensable au bon fonctionnement de la monnaie. Le sentiment d’appartenance à un groupe est très important pour fédérer les utilisateurs. « Le Pays Basque a une forte identité locale, mais également une forte culture associative, ce qui participe sans aucun doute au succès de l’Eusko », souligne Anne-Cécile Ragot.
« Le problème aujourd’hui n’est pas que l’Euro soit européen, mais qu’il soit une monnaie unique. »
De ces réunions citoyennes, émergent les valeurs fidèles aux monnaies locales : la solidarité, la démocratie, l’écologie et la consommation en circuits courts. Une philosophie que les commerces adhérents partagent obligatoirement. L’association ira vérifier que les biens et les services vendus correspondent à l’éthique de la monnaie locale. Un réseau se crée alors au niveau du territoire, avec une sorte de label qui assure aux utilisateurs que la production et la distribution des commerçants sont approuvées car elles valorisent l’économie locale. Au final, cela crée un annuaire de bonnes adresses à destination des citoyens.
Le but est également d’inciter les gérants d’entreprises à se fournir sur le territoire. Grâce au réseau, ils peuvent identifier les producteurs locaux et nouer des partenariats. Au niveau économique et écologique, mieux vaut se faire livrer des produits proches de chez soi. Mais cela ne fonctionne pas qu’avec des biens. Les services aussi participent à ce cercle vertueux. Pourquoi pas embaucher du personnel d’entretien issu d’une entreprise qui aide la réinsertion des personnes éloignées de l’emploi ? Les transactions effectuées en monnaie locale permettent alors de favoriser une économie plus juste et responsable.
Un rôle plus complémentaire qu’alternatif
Mais pour payer ses impôts ou prendre le train, l’Euro reste indispensable. Pour Lucas Rochette-Berlon, « l’objectif n’est pas de remplacer l’Euro, c’est de mettre en place une biodiversité des monnaies. Le problème aujourd’hui ce n’est pas que l’Euro soit européen, mais qu’il soit une monnaie unique. C’est comme ça que lorsqu’il y a une crise sur les prêts immobiliers aux États-Unis, on se retrouve dix ans après en France à avoir toujours des problèmes à cause de cet événement ».

Jérôme Blanc ajoute : « Il y a un éloignement entre les citoyens et l’Euro. Ils élisent des représentants politiques au niveau national, mais les gouvernements qui en résultent n’ont à priori, sauf en cas de crise extraordinaire, aucune prise sur le profil d’évolution de l’Euro. Pour avoir une influence au niveau monétaire, les citoyens peuvent passer par la construction de dispositifs citoyens comme les monnaies locales ». Des dispositifs qui selon lui auraient réellement un rôle alternatif à la monnaie nationale dans « l’hypothèse apocalyptique de l’effondrement du système monétaire »- un risque assez réduit – ou « d’une crise majeure comme en Argentine, où les banques limitent fortement les retraits et l’usage de leur monnaie, voire ferment ».
Le pouvoir des politiques
Certains élus n’hésitent pas à soutenir leurs citoyens dans ces projets. La mairie de Bayonne, par exemple, indemnise les élus volontaires et autorise les usagers à payer certains services publics, comme la piscine municipale, en monnaie locale. Une décision pour laquelle il a fallu se battre. Un bras de fer a eu lieu entre la mairie et la préfecture des Pyrénées-Atlantiques à ce sujet. Pourtant, la loi de 2014 sur l’économie sociale et solidaire reconnaît légalement les monnaies locales complémentaires.
En 2018, la mairie de Bayonne a finalement eu l’autorisation d’être payée et de payer en Eusko. La voie a été ouverte pour d’autres territoires. À Grenoble, même le maire perçoit une petite partie de son indemnité en monnaie locale.

Pour Naémie, l’utilisatrice de la monnaie locale strasbourgeoise, ces actions devraient se développer : « Quand je parle du Stück autour de moi, le principal frein à son utilisation c’est que les gens ne le connaisse pas. À mon avis, la ville devrait plus communiquer à ce sujet puisque c’est pour aider les producteurs locaux ».
À Paris, La Pêche ambitionne aussi des engagements de la part des élus. Pour les prochaines élections municipales, l’association tente de les sensibiliser : « Nous rencontrons toutes les têtes de listes pour leur faire remplir un questionnaire. Nous leur demandons s’ils comptent utiliser la monnaie locale, la soutenir, se rémunérer avec, etc. Nous les mettrons en ligne pour que les électeurs se fassent leur propre avis. Mais l’objectif de cette mandature, c’est que des élu.e.s prennent le sujet au sérieux, et ça peut commencer par recevoir son indemnité en Pêche ».
Un contexte favorable face à l’urgence
La monnaie va également devenir électronique en 2020, comme de nombreuses autres en France. La digitalisation facilite certaines démarches et permet de fédérer plus de personnes. Selon le fondateur de La Pêche, il faut aller vite pour mettre en place la transition sociale et écologique, « pour ne pas atteindre les impacts les plus dévastateurs du réchauffement climatique ».
Du côté des citoyens, les conditions semblent réunies pour une adhésion plus massive aux monnaies locales. En 2017, l’enquête nationale « Les Français, la consommation locale, et le digital », montrait que 8 Français sur 10 pensent que consommer local (faire appel à des professionnels indépendants et de proximité) permet de réduire les impacts sur l’environnement. Et 86% que consommer local peut être une réponse aux enjeux sociaux actuels (chômage, etc..). Il est aussi clair qu’Internet est un levier important puisque 93% des Français s’en servent pour identifier et localiser les professionnels locaux.
Pour Anne-Cécile Ragot, « Le local est bien plus qu’une mode mais une vraie tendance de fond. L’étude montre que près d’un Français sur quatre est un adepte du « localisme ». Beaucoup de consommateurs ont envie de changer leurs habitudes, les annuaires de commerçants des monnaies locales peuvent aider à ce changement.» Pour cette spécialiste du sujet, toutes les cartes sont réunies pour que cela fonctionne : « Nous avons derrière nous 15 ans de recherche et développement, le concept des monnaies locales est aujourd’hui bien modélisé grâce au foisonnement d’expériences dont les retours et bonnes pratiques sont partagés avec l’ensemble du réseau. L’enjeu ne porte plus sur la conceptualisation d’un modèle innovant de monnaie alternative mais sur sa mise en œuvre opérationnelle. Aujourd’hui, le contexte politique, le cadre réglementaire, les avancées technologiques des solutions de paiement numérique, la prise de conscience d’une nécessaire transition écologique et sociale, et les changements des modes de consommation et de production qui l’accompagnent sont autant de facteurs qui nous laissent espérer un changement d’échelle imminent pour les monnaies locales complémentaires et citoyennes.»