Caroline De Pauw est docteure en sociologie, directrice de l’Union Régionale des Professionnels de Santé, médecin des Hauts-de-France et chercheuse associée au CLERSE (Centre Lillois d’Etudes et de Recherches Sociologiques et Economiques). Dans une logique de sociologie appliquée, elle s’intéresse aux inégalités sociales de santé, les politiques publiques qui y sont associées ainsi que les logiques professionnelles en lien avec le corps médical et les professions de santé en général.
Pour Impact(s), elle a accepté de se pencher sur notre reportage du mois de février. Si elle note l’impact positif des centres de santé sur les territoires à court-terme, elle en souligne plusieurs limites et appelle à beaucoup de vigilance pour éviter la mise en concurrence des professions de santé.
Quand et pourquoi des déserts médicaux ont-ils commencé à se former ?
Cette question est bien plus compliquée qu’il n’y paraît car elle appelle à définir ce qu’est un désert médical. S’il y a toujours eu des territoires avec une densité moindre de médecins que d’autres, la mobilisation des politiques publiques pour lutter contre des inégalités territoriales en termes d’offres de soins date du début des années 2000 avec les premières politiques d’incitation en direction des médecins libéraux.
Quelles en sont les causes ?
On peut y voir un effet du numerus clausus, instauré au début des années 70, mis en place pour diminuer le nombre de médecins prescripteurs, faisant le postulat qu’un nombre diminué de médecins entraînerait un nombre diminué de prescriptions ; mais également pour limiter la concurrence médicale. En effet, à cette époque, les premières années d’installation des médecins étaient difficiles car il fallait soit constituer sa patientèle, soit la racheter à un médecin sur le départ. Un nombre diminué de médecins, combiné au maintien de la liberté d’installation (les médecins peuvent s’installer là où ils souhaitent exercer, et pas forcément là où le besoin est le plus important) et à une moindre attractivité de certains territoires sont parmi les causes principales de ce phénomène.
« Nous devons définir ce que notre société estime être le taux de médicalisation efficient »
Comment répartir l’action face à ce problème, entre les leviers locaux et les politiques nationales ?
Avant de se poser la question de qui peut ou doit agir face à ce problème, il conviendrait de le qualifier, car aujourd’hui, la désertification se fait principalement par comparaison aux autres territoires. Vous êtes qualifié de désert médical parce que d’autres territoires bénéficient d’une densité médicale bien plus avantageuse que la vôtre. Mais la question de fond d’un nombre utile de médecins par habitants n’est jamais posée. Or, c’est une nécessité. Quelle est la densité efficiente ? Quel nombre de médecins par habitants permet de couvrir le besoin ?
C’est une question difficile car elle nécessite de qualifier le besoin de santé, puis de redresser en fonction de la population (les publics les plus fragilisés nécessitant une médicalisation plus importante) mais aussi en fonction des autres professionnels soignants présents sur le territoires. En effet, un territoire où les autres spécialités n’existent pas reporte une activité importante sur les généralistes présents, idem en cas de sous-densité des autres professionnels soignants (dentistes, infirmiers, kinés, pharmaciens, sages-femmes…).
Nous devons définir ce que notre société estime être le taux de médicalisation efficient, ce qui est une question potentiellement explosive, car elle pourrait mettre en avant, pourquoi pas, que l’ensemble des territoires sont sous-médicalisés ou, plus polémique, tous sur-médicalisés…
Devant une telle situation, il convient d’intervenir au niveau local et régional, la question étant trop complexe pour qu’un acteur seul soit dépositaire de la solution.
Vous parlez de définir un taux de médicalisation efficient, avez-vous des hypothèses chiffrées à ce sujet ?

Aucunement, car il faudrait avoir plusieurs compétences croisées qui se mettent autour d’une table pour pouvoir réaliser des pondérations. S’il y a peu de médecins spécialistes par exemple, on peut supposer qu’il est nécessaire d’avoir des médecins généralistes en plus grand nombre, pour assurer une sorte de « tri » pour toutes ces spécialités, mais également si les paramédicaux, les établissements de santé sont rares ou éloignés, ou encore si la population est plus vulnérable avec un tissu associatif peu présent. Dans ces cas-là, la surcharge pour un médecin généraliste à volume de population égale est bien réelle.
Par ailleurs, un des arguments de la crise des urgences est que la médecine de ville ne prendrait plus assez en charge les patients. Or, sur ces mêmes territoires, les médecins généralistes sont également en situation d’épuisement. Une autre hypothèse serait donc de dire que le besoin de soins est plus important, question qui n’est que très peu posée, et encore moins investie en termes de recherches.
Enfin, un taux de médicalisation nécessiterait qu’on se penche également sur les notions de besoin de santé, qu’il soit perçu par le patient, par le médecin, ou par les tutelles, chacun aura une grille de lecture légitime, la question est alors de savoir si nous sommes en capacité de faire émerger une définition consensuelle avec des indicateurs partagés permettant de définir, non pas le « bon » taux de médicalisation car il n’existe pas, mais bien le taux de médicalisation « efficient », ce qui impose de faire des choix et prendre ses responsabilités.
Les centres de santé municipaux sont-ils une bonne alternative à la désertification médicale ?
Les centres de santé sont une alternative à la désertification, mais dans une logique relativement court-termiste. À plus long terme, les effets pourraient être délétères sur les territoires où ils coexistent avec la médecine libérale classique.
« Cela ressemble à ce qui avait été développé dans les secteurs miniers, et qui a montré des limites économiques »
Quelles limites voyez-vous à ce type de projets ?
Si les avantages de la médecine en centres de santé sont ressentis de manière top déloyale par rapport aux médecins généralistes situés à proximité (pas de nécessité de participer au tour de garde, secrétariat pris en charge…), ces derniers pourraient être découragés et être tentés de quitter ce secteur, aggravant ainsi le phénomène contre lequel le centre de santé était venu lutter.
De plus, fallait-il créer une nouvelle modalité d’exercice de médecine de ville quand des moyens importants sont, dans le même temps, mobilisés pour créer des MSP (Maisons de Santé Pluriprofessionnelles) ou encore des CPTS (Communautés Professionnelles et Territoriales de Santé) qui ont également vocation à couvrir l’ensemble des territoires avec une approche populationnelle, comme par exemple la réponse aux soins non programmés ?
En d’autres termes, la multiplicité des solutions pensées pour répondre à la désertification médicale pourrait selon vous générer un nouveau problème sur les territoires ?
On peut effectivement supposer que des tensions pourront émerger dès lors que ces différents dispositifs auront commencé à être suffisamment développés pour être relativement concurrentiels sur un même territoire. Ajouter à cela l’arrêt du numerus clausus qui d’ici une dizaine d’années pourrait remettre sur le « marché » médical un nombre important de médecins libéraux, et vous avez tous les ingrédients pour avoir des situations tendues si les régulateurs n’y prennent pas garde.
En outre, je ne suis pas sûre que les centres de santé soient une organisation si avant-gardiste que cela, car elle ressemble à ce qui avait été développé dans les secteurs miniers avec les centres de santé CARMI (Caisse Régionale De Sécurité Sociale Dans Les Mines) qui ont également montré des limites, notamment en termes de soutenabilité économique du système s’il devait s’appliquer à l’ensemble de la population.
Ce genre d’espaces réunissant plusieurs médecins salariés peut-il se développer à grande échelle dans les prochaines années ?
Cette question pose une question sous-jacente éminemment politique. Voulons-nous encore de la médecine libérale aujourd’hui ou, sans l’expliciter, les législateurs ne sont-ils pas en train d’imposer de nouveaux modèles de médecine salariés qui ne laissent que peu d’alternatives aux libéraux, même en quête d’innovation, tant les conditions d’exercice seront déséquilibrées ?

Pensez-vous que les centres de santé ont été créés pour ne pas toucher à la liberté d’installation des médecins ?
En dehors des médecins, les autres professions de santé sont régulées, c’est-à-dire qu’il ne leur est pas possible de s’installer dans un territoire où le nombre de professionnels est jugé trop important. L’idée d’élargir cette règle aux médecins est de plus évoquée dans des instances majeures, que ce soit par la cour des comptes, certains rapports parlementaires, voire même par le CNOM (Conseil National de l’Ordre des Médecins) lui-même, l’acceptabilité de cette mesure par la profession médicale est loin d’être acquise.
Des voix s’élèvent pour dire qu’une régulation permettrait d’éviter de mettre en place de nouveaux dispositifs, tels que les centres de santé. Certains médecins s’inquiètent d’ailleurs du développement de telles structures concomitantes avec une libération du numerus clausus, pouvant déstabiliser l’offre de territoires avec des médecins libéraux qui pourraient se retrouver avec des concurrents en trop grand nombre et être découragés de cette pratique de la médecine.
Dans votre ouvrage « Les médecins généralistes face au défi de la précarité », vous analysez le rôle des médecins face aux inégalités sociales et notamment la précarité de certains patients. Pensez-vous que les centres de santé offrent un suivi plus juste et personnalisé ?
Dans les travaux que j’ai pu conduire, ce n’est pas le salariat qui amène un suivi plus juste et personnalisé mais bien la manière dont le médecin investit la dimension relationnelle avec son patient, en faisant par exemple de l’écoute un outil de soins avec ses patients les plus vulnérables, mais en ayant également du temps pour pouvoir les accueillir dans de bonnes conditions, travailler avec d’autres interlocuteurs, qu’ils soient du domaine sanitaire, social ou médico-social.
Le cabinet de groupe monoprofessionel, voire pluriprofessionnel, semble être un avantage certain, mais ses modalités ne sont pas exclusives des centres de santé. On les retrouve également dans certains cabinets de groupe, dans les MSP, voire les CPTS. Le critère de différenciation va donc porter sur le salariat des médecins résidents qui n’a pas de conséquence directe sur la qualité des soins ou la prise en charge des personnes vulnérables, et ce d’autant plus que l’Assurance Maladie a fait des modifications substantielles du mode de rémunération pour prendre en compte ces situations (majorations pour les médecins prenant en charge une patientèle fortement défavorisée par exemple).
« Une mise en concurrence des professions de santé serait très vite délétère pour chacun »
Comment peut-on donner envie aux jeunes médecins d’investir les zones les plus délaissées ?
Des solutions fonctionnent pour redonner envie d’aller travailler dans les secteurs désertifiés, qui sont les secteurs ruraux, mais aussi, parfois, des secteurs extrêmement urbanisés comme certains quartiers politique de la ville qui effraient les futurs installés, souvent par méconnaissance des conditions d’exercice. Le fait de développer des stages dans ces cabinets permet aux futurs médecins de découvrir une médecine valorisante et peut également créer des liens pour des installations futures. Les exemples probants existent, mais nécessitent de réfléchir les stages de médecine également sous un angle de lutte contre la désertification médicale, ce qui est peu le cas aujourd’hui.
Au-delà des centres de santé, dont vous soulignez les limites, quelles autres pistes de solution pouvez-vous identifier pour lutter contre les déserts médicaux ?
Plus généralement, il s’agit de travailler sur l’image de la médecine libérale, qui est peu valorisée actuellement et génératrice de tensions pour les nouveaux installés qui ont des représentations, assez souvent caricaturales, de la charge administrative associée à la gestion d’un cabinet de ville et peinent parfois à en retrouver les avantages.
Il convient malgré tout de développer les organisations où le médecin sera en capacité de retrouver la maîtrise de son temps avec la sensation de faire un travail de qualité, dans le respect des autres partenaires de la prise en charge, en mobilisant, si besoin, des nouvelles technologies comme la télémédecine.
De nombreuses organisations voient le jour actuellement, à l’image des CPTS, il existe également de profondes mutations dans les champs de compétences des métiers de la santé (infirmiers, pharmaciens, sages-femmes, orthoptistes…). Il convient surtout de ne pas sous-estimer le temps de concertation des acteurs pour que chacun puisse se réapproprier ces évolutions structurelles, voire culturelles, pour amener une réponse pertinente en matière d’accès aux soins pour les patients de tous les territoires, y compris les plus isolés, sans que cela ne se fasse à l’aune d’une mise en concurrence des professions de santé qui serait très vite délétère pour chacun.