Des médecins salariés pour lutter contre les déserts médicaux

Pour pallier le manque de personnel médical sur leurs territoires, de nombreuses communes ont choisi d’ouvrir des centres de santé municipaux, et d’y salarier des médecins. Une initiative qui se développe alors que 9,1 millions de Français peinent à consulter un généraliste.

C’est un petit bâtiment sans prétention, caché derrière de longs grillages blancs, que le ciel très nuageux de ce jour pluvieux écrase encore un peu plus. Il faut vraiment s’en approcher, et voir les inscriptions rouges et blanches sur les vitres, pour savoir que se niche ici un centre municipal de santé. Ici, c’est Port-la-Nouvelle, dans l’Aude, à 160 kilomètres à l’est de Toulouse et 110 kilomètres à l’ouest de Montpellier. Et ce centre municipal de santé, la réponse proposée par la commune à son problème de désertification médicale.

Car dans cette petite ville de 6000 habitants, comme dans beaucoup d’autres en France, le personnel médical est venu à manquer. Alors que le nombre de médecins n’avait jamais cessé d’augmenter, passant selon les chiffres de l’INSEE de 275 praticiens pour 100 000 habitants en 1985, à 340 en 2005, il a connu une première décroissance ensuite, passant à 334 en 2016. Au total, selon le ministère de la Santé, il manque des médecins généralistes dans 11 329 communes de France, soit une ville sur trois. Le ministère précise que 9,1 millions de Français doivent effectuer plus de 30 minutes de trajet en voiture pour accéder à un médecin, ou plus de dix minutes pour trouver une pharmacie.

Plusieurs causes sont mises en avant, comme le numerus clausus qui limite l’accessibilité à la profession (seuls 8 000 nouveaux praticiens sont formés par an, contre 13 000 en 1970), le vieillissement de la population, la concentration des établissements spécialisés dans les grandes villes ou encore le manque d’attractivités du secteur rural et le cercle vicieux qu’il engendre (l’absence de nouveau personnel détériore davantage les conditions de travail dans ces zones, les rendant encore moins attractives…).

Malgré 226 000 professionnels, le phénomène risque de s’aggraver, puisqu’un médecin généraliste sur deux est âgé d’au moins 60 ans. Si les secteurs ruraux et les banlieues sont les plus mal couvertes, certaines zones urbaines sont également concernées, et le manque de médecins généralistes s’accompagne souvent d’une baisse d’effectifs analogue pour les spécialistes et les professions paramédicales. Résultat : il faut compter en moyenne 21 jours pour obtenir un rendez-vous chez un radiologue, 22 jours pour un pédiatre, 28 pour un chirurgien-dentiste, 44 pour un gynécologue, 50 pour un cardiologue, 80 pour un ophtalmologiste…

Des pistes d’action infructueuses

Le phénomène n’étant pas nouveau, plusieurs solutions ont déjà été envisagées, de l’aide financière pour l’installation au développement de la télémédecine, en passant par l’ouverture aux médecins étrangers, très peu rémunérés, notamment venus de Roumanie. Aucune de ces pistes n’a pourtant trouvé d’écho durable, plombées par des problèmes de communication, un manque de suivi et de personnalisation dans les soins ou une instabilité dans l’installation des pratiquants.

C’est alors qu’une nouvelle réponse a commencé à émerger. À Port-la-Nouvelle comme ailleurs : et si les villes recrutaient leurs propres médecins, et en faisaient des agents municipaux ? Eric Lallemand, le directeur général des services de Port-la-Nouvelle, se souvient de l’origine du projet. « Il y a dix ans, il y avait cinq médecins. Puis il y a eu deux départs non remplacés et la perspective des médecins locaux qui avançaient dans l’âge. On avait donc un problème d’offre de soins qui se présentait à nous. » 

La ville tente alors de créer une dynamique collective en incitant les praticiens à se rassembler pour mutualiser les coûts et proposer des lieux pluridisciplinaires de soins. « Mais cela n’a pas suffi, ce n’était pas assez rapide », se rappelle le DGS. Inspirée par d’autres communes, notamment en banlieue parisienne ou dans la Sarthe, Port-la-Nouvelle décide de créer un centre municipal de santé, et d’y installer des médecins salariés par la ville. « Monsieur le Maire a interrogé des collègues élus et de mon côté j’ai sondé des techniciens pour avoir tous les enjeux. Puis nous avons décidé de nous lancer. Le feu vert a été donné en décembre 2012, la structure a vu le jour six mois plus tard. » 

Un contexte favorable

Il faut dire que le contexte national est alors favorable. À l’époque, la ministre de la Santé, Marisol Touraine, vient d’identifier les centres médicaux comme une des alternatives à la désertification rurale. Les initiatives se multiplient. « Ce qui nous a plu, c’est que c’est la collectivité qui prend son destin entre ses mains. » Concrètement, ces structures sanitaires de proximité proposent une offre de soin et de la prévention. Elles sont régies par le code de la santé publique, et seuls des médecins salariés – et non-libéraux – peuvent y pratiquer. L’établissement doit être géré par des organismes à but non-lucratif.

Reste alors à convaincre des médecins de venir s’installer dans la région, et de tourner le dos à la pratique libérale pour choisir le CDI. « La notion de médecin salarié existe déjà dans les hôpitaux, rappelle Eric Lallemand. La situation n’est donc pas nouvelle pour eux. En revanche, c’est quelque chose d’inédit pour les collectivités publiques. Nous avons été aidés par la sous-préfecture de Narbonne pour réussir à trouver le levier légal. Nous avons combiné un contrat de trois ans avec la grille tarifaire des médecins hospitaliers. Ensuite, le niveau de traitement dépend de l’expérience du médecin. » 

Suffisant pour attirer les professionnels ? La mairie a en tout cas trouvé ses trois médecins salariés, qui apprécient particulièrement de pouvoir se concentrer sur leur métier : soigner. « Quand on fait la consultation, on ne fait que de la médecine, souligne Vincent Desprairies, médecin généraliste au centre municipal de Port-la-Nouvelle. On ne s’occupe pas du tout des problèmes administratifs, de la carte vitale, du paiement à l’acte, du prochain rendez-vous…» Les nouveaux salariés apprécient également le cadre : si les journées sont bien chargées, les dépassements horaires sont exceptionnels, ce qui contraste avec la pratique libérale.

Un modèle qui tend à l’équilibre financier

Le DGS de la commune, qui reçoit de très nombreux CV, note que « la vision du métier est en train de changer. Le médecin qui fait 70 heures dans la semaine et de très nombreux kilomètres tend à disparaître. Aujourd’hui, il y a une recherche d’un mode de vie. Les jeunes diplômés n’ouvrent plus de pas-de-porte. Ils préfèrent s’installer dans des centres pluridisciplinaires. Cela permet à un médecin de faire de la médecine à temps complet. Chez nous, tout ce qui est administratif est pris en charge. Le médecin n’est pas un gérant d’entreprise. »

Si chacun est autonome dans sa pratique, un médecin coordonnateur s’occupe du centre de santé, gère l’ensemble des praticiens et fait l’interface avec la mairie, qui encaisse tous les honoraires. Un fonctionnement qui, économiquement, tend vers l’équilibre. « Il y a un léger déficit qui concerne surtout la partie de l’amortissement des locaux, explique le DGS. Un médecin peut gagner entre 3500 et 5000 euros nets par mois. Cela va dépendre de son expérience. Il faut ajouter environ un équivalent temps plein entre l’accueil et le traitement au service comptabilité des honoraires. »

La municipalité est en tout cas convaincue de l’impact positif de cette initiative sur son territoire. « Le centre est plein et fonctionne au quotidien. Nous sommes revenus au niveau espéré avec cinq médecins en activité dans la commune. » Car aux trois médecins salariés du centre municipal s’ajoutent deux praticiens libéraux. « Notre objectif a toujours été de travailler en complément de la médecine libérale, jamais en concurrence ou en opposition. »

Une initiative à plusieurs échelles

Une réponse efficace à la désertification médicale ? Les impacts positifs constatés sur les territoires des précurseurs ont en tout cas convaincu de nombreuses collectivités publiques de se lancer, et parfois même à des échelles plus importantes que la commune. La Saône-et-Loire, par exemple, a été la première à mettre en place l’initiative à l’échelle du département. 

Son président André Accary, qui considère que la santé est le premier service à apporter à une population, voulait absolument « reconstruire un maillage sanitaire sur le territoire », en intégrant les zones urbaines et pas seulement le milieu rural. « Quand une épicerie ferme, cela fait beaucoup de bruit dans un village alors que dans une ville, on n’en entend pas parler. C’est exactement la même situation dans le domaine de la santé. La désertification médicale est aussi importante dans les zones urbaines que dans les secteurs ruraux. Vous avez, sur toute la région parisienne, des pans entiers du territoire qui n’ont plus du tout de médecin. C’est vrai aussi à Marseille et à Lyon. En Saône-et-Loire, comme à Chalon ou à Mâcon, nous avions un manque évident de médecins généralistes. Toute une partie de la population n’avait plus de médecin traitant. »

En 2015, l’élu local se rend donc à Paris, « afin de rencontrer la fédération des centres de santé et essayer de comprendre comment transposer un modèle déjà existant à l’échelle d’une commune sur un territoire comme un département ». De retour chez lui, il implique tous les acteurs locaux, de l’Agence Régionale de Santé à la caisse d’assurance-maladie, en passant par l’ordre des médecins et les syndicats de médecins libéraux. « C’est sans doute une des clés de notre réussite. Depuis le début, j’ai voulu associer l’ensemble des acteurs du métier et les élus concernés pour essayer de réussir un réaménagement sur l’ensemble du territoire. »

40 médecins répartis dans les 45 antennes départementales

Votée en septembre 2017, l’initiative a vu le jour en janvier 2018. Depuis, 40 médecins ont été recrutés et 20 000 habitants ont pu retrouver un médecin traitant dans l’une des 45 antennes du centre départemental de santé. De la même manière qu’à l’échelle communale, le département de Saône-et-Loire recrute les médecins, s’occupe de l’organisation administrative et de toute la logistique. Les communes de chaque antenne fournissent les locaux.

Comme à Port-la-Nouvelle, les médecins recrutés en Saône-et-Loire apprécient la qualité de pratique proposée. « On a beaucoup plus de temps à consacrer au patient, car tout l’administratif est géré avant ou après. Donc tout le temps de la consultation est un temps médical, souligne Mélodie Nicolot, embauchée au sein de l’antenne de Mâcon, qui apprécie « l’absence de contraintes administratives et les avantages du salariat », mais également la possibilité de « travailler en groupe au quotidien » et de pouvoir « partager facilement des avis sur certains cas ».

Un système qui, selon le président du département, « ne fait pas qu’attirer les médecins sur le territoire, mais permet aussi de les garder ». Pour choisir les zones où la collectivité installe des médecins, elle consulte l’ARS et l’Ordre des médecins. « C’est ensemble que nous travaillons sur un maillage. J’ai toujours dit que je ne venais pas en concurrence à la médecine libérale, mais en complément dans les territoires où il n’y a plus de médecins généraux ou en soulagement quand il en manque. »

Un impact positif chiffré

Si l’échelle est plus importante, le modèle de financement est identique à celui des centres communaux : le département vise l’autofinancement. « Le fruit des consultations que le département perçoit sert à rémunérer les médecins, à financer le secrétariat et la logistique. » André Accary n’oublie pas les deux millions d’euros investis par le département pour le lancement, mais insiste sur l’impact positif du projet. « Il faut voir ce que cela apporte à notre territoire. Cela génère de l’économie. Un médecin généraliste qui revient sur une commune, c’est une pharmacie qui va continuer à fonctionner. C’est aussi une partie de la population et la dynamique qui va avec qui reste dans notre secteur. Aujourd’hui j’ai quarante contrats de médecins signés, demain il y en aura vingt de plus. Et cela continuera jusqu’à couvrir entièrement les besoins de notre territoire. »

Pour mesurer l’impact de son initiative, l’élu présente plusieurs données. Selon les chiffres du département et de l’ARS locale, 20 000 patients ont retrouvé un médecin traitant depuis l’ouverture du centre départemental de santé. Et le président estime que les  prochaines arrivées de médecins permettront de faire monter ce nombre entre 30 et 40 000. Grâce au projet, douze EHPAD qui ne bénéficiaient plus de la présence d’un médecin généraliste en ont par ailleurs retrouvé un.

Reste que plusieurs obstacles se dressent encore devant le développement de tels projets. Officiellement, les collectivités publiques n’ont pas la compétence légale pour agir dans ce domaine. En outre, un projet public fait nécessairement face à des oppositions locales, notamment sur le plan financier, ou plus bassement à des oppositions purement politiciennes, mettant les élus en obligation d’obtenir des résultats rapides pour justifier leur action.

« Il faut faire preuve de beaucoup de prudence et de pragmatisme, conseille le président du département de Saône-et-Loire. Je pense qu’il faut effectuer un réel diagnostic du territoire et avancer d’une manière très collective. Ne pas imposer l’idée et faire vraiment un travail de fond, avec des rencontres individuelles et l’accord de tout le monde au fur et à mesure. Il faut rester très vigilant et impliquer tous les acteurs concernés, pour que l’idée soit bien partagée, et soit montée d’une manière la plus collective possible. Il faut aussi que les médecins qui exercent déjà sur le territoire soient complètement associés à cette initiative. »

Des expériences sur lesquelles il faudra s’appuyer pour répliquer l’initiative ? En attendant, huit millions de Français ne peuvent pas consulter plus de deux fois par an un médecin, faute d’en avoir un à proximité, selon le ministère de la Santé. Et à l’heure actuelle, un généraliste sur deux n’accepte plus aucun nouveau patient.

Sources : Insee, ministère de la Santé, Ordre des médecins.