Pour éviter un enfermement prolongé à des mineurs condamnés à de la prison ferme, l’association Seuil organise de longues marches. 1600 kilomètres à l’étranger, en binôme avec un accompagnant : un moyen d’entrer en introspection et de revenir avec de réels projets d’avenir.
Pas encore adultes mais déjà enfermés. Au 1er octobre 2019, 801 mineurs étaient incarcérés dans les 49 Établissements pour Mineurs (EPM) français, dont 77,5% de prévenus – c’est-à-dire en attente de jugement. Dans ces prisons pour mineurs, on trouve avant tout des jeunes aux parcours accidentés qui se sont « pris les pieds dans le tapis », comme le dit Valérie Chauveau, de l’association Seuil. Condamnés en majorité pour des atteintes aux biens sans violence (dégradations, cambriolages…), la prison devient le lieu où ils doivent non pas se reconstruire, mais se construire.
Un voyage initiatique
Or, selon les membres de l’association Seuil, ce n’est ni le bon endroit, ni la bonne technique. Depuis 2003, elle propose à ces jeunes un parcours éducatif alternatif : 1600 km à pied à travers la France, l’Espagne, le Portugal, ou l’Italie, pendant trois mois et demi. Cette idée est le fruit d’une rencontre entre Bernard Ollivier, journaliste, et deux jeunes délinquants, sur le Chemin de Compostelle. Un juge Belge leur avait proposé une marche de rupture plutôt que la prison. Convaincu des bénéfices que cela peut apporter, Bernard Ollivier décide de créer Seuil.
Près de 20 ans après cette marche, l’association permet chaque année à une quarantaine de jeunes mineurs de réaliser un parcours similaire dans une logique de réinsertion, accompagnés d’une personne civile chargée de l’encadrement.
Dans son livre, “Marche et invente ta vie”, Valery*, le troisième jeune a avoir fait une marche avec Seuil, témoigne. Après avoir été placé en foyer, il intègre un Centre Éducatif Renforcé : « C’est le cercle vicieux : plus les jeunes sont délinquants, plus ils doivent justifier leur statut de durs et plus ils cherchent à se distinguer. » Résultat : 66% des mineurs condamnés à une peine de prison récidiveront, dont la moitié avant leur majorité. Des taux qui prouvent l’inefficacité de l’enfermement des mineurs.
Après 110 jours de marche et 2 200 kilomètres effectué, Valery retourne dans sa famille. Mais la justice le rattrape pour un acte commis avant sa marche, c’est le retour en prison. « Je me suis promis que, quand je sortirai, je ferai une grande randonnée. Je n’avais rien à prouver aux autres, avec ce que j’avais fait, j’étais plus fort qu’eux. Je mesurais le chemin que j’avais fait et je m’interdisais de redevenir con. J’avais une réputation de dur, on m’a mis dans la même cellule qu’un jeune qui attendait d’être jugé pour violence, torture et barbarie. Il était soufflé de ce que j’avais fait et me posait plein de questions. Il rêvait de faire la même chose. »
Des débuts difficiles
Le projet du Seuil n’a pourtant pas été accueilli favorablement à ses débuts, malgré la volonté des juges de trouver des peines alternatives à la prison ferme, prononcée dans seulement 5% des cas à 13 ans, 15% à 17 ans, 26% à 18 ans. Patrick Beghin, président de l’association, se souvient : « Il y avait une réticence des fonctionnaires de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ). Ils se demandaient qui étaient ces bénévoles amateurs qui proposaient des marches à l’étranger à des jeunes très problématiques. Certains trouvaient ça intéressant, d’autres dangereux de laisser ces enfants dans la nature aussi longtemps. À cette période on a donc élargi notre offre aux enfants de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). » Il a fallu attendre l’arrivée de Paul Dall’Acqua, directeur de l’association, ancien éducateur et directeur de la PJJ, pour rassurer ses anciens collègues et augmenter le nombre de marches.
En 2019, 37 jeunes ont pu bénéficier de la marche Seuil, 23 sont issus de la PJJ et 14 d’Établissement Pour Mineurs ou de Centre Éducatifs Fermés. Les autres viennent de placements en milieu ouvert, de foyers, ou de leur famille d’origine.
© Seuil
Une marche encadrée
Administrativement, tout part souvent d’une proposition d’un éducateur, acceptée par le jeune. Celui-ci rédige alors une lettre exprimant ses motivations, et le juge des enfants tranche. En cas d’accord, il peut accorder un aménagement de peine ou une libération conditionnelle. L’association, elle, n’applique pas de filtre. « On ne fait aucun tri. Même si le jeune paraît avoir des problèmes psychologiques ou un manque de motivation, on ne se sent pas légitime de leur refuser cette chance. Donc tous ceux qui font une lettre de motivation et ont un objet favorable du juge sont acceptés », précise Patrick Beghin. À partir de là, tout est mis en place pour que le jeune parte le plus vite possible, trois semaines maximum après le début du recrutement. « Je suis parti en 2013, le jour de la fête de la musique », se rappelle Nathan.
Avant de partir, un stage de quelques jours leur permet de se préparer. C’est l’occasion de faire connaissance avec leur accompagnateur ou accompagnatrice. Cette personne les suivra tout au long du trajet pour nourrir la réflexion mais aussi faire respecter un certain nombre de règles, comme l’absence de téléphone, l’interdiction de consommer drogue ou alcool, l’obligation de tenir un carnet de bord… Salariée de l’association, elle bénéficie d’un CDD de cinq mois. « Ce sont des personnes de minimum 26 ans issues de la société civile : des moniteurs d’auto-école, des agriculteurs, des coiffeurs, des professeurs, des pré-retraités… Il faut juste avoir des qualités humaines, être altruiste, bienveillant et savoir cadrer un jeune avec beaucoup de souplesse », explique Valérie Chauveau.
Les jeunes qui participent à la marche ont en moyenne 16 ans. Ils entrent alors dans un projet de rupture pour réfléchir à ce qui les a menés en prison et définir un nouveau projet de vie. C’est un réel travail introspectif que permet la marche pour se réinsérer dans la société. «J’étais un jeune déscolarisé, je ne savais pas très bien m’exprimer, je n’avais pas de but dans ma vie, pas de force mentale, se souvient Nathan. Après cette marche, j’ai appris quelques valeurs comme le respect envers les autres, le fait d’avoir de l’ambition et de savoir que rien n’est impossible si on le veut vraiment. Ça m’a vraiment changé, dans ma personnalité et ma façon de penser. »
Une efficacité chiffrée
Et ça fonctionne. Pour les jeunes qui ont marché jusqu’au bout comme Nathan et Valery, mais aussi pour les autres. En 2017, 64% des jeunes ont tenu le parcours plus de 60 jours. Un a deux ans plus tard, 36% ont montré une transformation importante avec une insertion stable, 32% sont sur un chemin de réinsertion sérieux et 8% ont une évolution positive sans aboutissement complet. Pour ceux ayant abandonné la marche avant 60 jours (de leur propre chef ou à cause de problèmes de comportements), ils sont 24% à montrer un cheminement positif un ou deux ans après leur marche.
Valery a rapidement trouvé du travail en sortant de prison et envisage de louer une boutique en ville pour pratiquer le tatouage. Quant à Nathan, il est devenu Compagnon du Devoir pour exercer le métier de plombier chauffagiste. « Ça faisait cinq ans que je n’étais pas scolarisé, j’avais beaucoup de retard. C’était un peu dur comme quand j’ai commencé la marche. Je ne me sentais pas capable de faire ça. La marche c’est ce qui a sauvé ma vie, ce qui m’a forgé et qui fait ce que je suis aujourd’hui. Je faisais beaucoup de bêtises. Des grosses bêtises qu’aujourd’hui je me sens incapable de faire. La marche m’a beaucoup aidé. »
Si les résultats sont encourageants, Seuil se heurte à de réels obstacles au quotidien. En premier lieu, elle peine à se faire connaître des éducateurs et à recruter de potentiels accompagnants. En outre, il est parfois difficile de faire coïncider leurs disponibilités avec les moments de départs opportuns pour les jeunes. « Nous avons besoin de 35 personnes par an, et nous recevons environ 200 candidatures. Il faut les analyser, organiser des entretiens individuels. Ensuite, il y a tout un travail pour créer des binômes qui fonctionnent ensemble. C’est une logistique compliquée, d’autant qu’on ne peut pas leur dire quand ils vont partir, ni combien de temps cela va durer, car le jeune peut très bien abandonner au bout d’une semaine », témoigne le président.
Autre difficulté, le financement. Sur les 400€ quotidiens accordés au duo (repas, logement, visites culturelles, matériel, salaire de l’accompagnant, formations…), 75% sont financés par la PJJ. Le reste doit être apporté par les dons et les mécènes, ce qui limite le nombre de marches réalisables. « Depuis trois ans, à partir de juillet/août, nous sommes obligés de refuser des candidatures de jeunes par manque de moyens. Pour pouvoir les accepter, on demande à la PJJ d’augmenter le prix par journée versée de 50€, ce qui ferait un total de 450€ par jour. C’est moins cher que ce qu’ils dépensent pour une journée en CEF, qui leur coûte 700€. »
Fort de son expérience, Nathan approuve. « La prison n’est pas la bonne solution parce que tu en ressors encore pire. Tu te retrouves avec pleins de criminels, de délinquants, c’est là que tu apprends des choses d’eux. Et en général, tu y retournes. Les jeunes, au lieu de les envoyer en prison, on pourrait peut-être les envoyer vers ce genre de projet Seuil, ou faire une sorte de service militaire. Pour les faire évoluer. »
* Les prénoms des témoins ont été modifiés.
Sources : Mesure mensuelle de l’incarcération au 1er octobre 2019,
Ministère de la justice,
Étude Insee « La délinquance des jeunes » publiée en 2014,
Évaluation des résultats du projet éducatif de Seuil sur les années 2012-2015-2016