Pour nous donner des pistes d’actions à l’échelle individuelle, nous avons souhaité interroger Serge Guérin. Sociologue français, il est spécialiste des questions liées au vieillissement et aux enjeux de l’intergénération. Il a publié de nombreux livres sur ces thématiques. Dans cette interview, il nous livre son analyse sur l’évolution des seniors en France et des bénéfices du lien entre les générations. Un modèle de société qui peut apporter beaucoup et qui remet l’entraide et la bienveillance au cœur des relations humaines.
Comment les générations de seniors évoluent-elles aujourd’hui ?
Il y a une série de raisons sociologiques. Les générations qui se succèdent sont le produit de l’éducation qu’elles ont reçu et des questionnements de la société. Donc si la société évolue, les générations aussi et les plus âgés sont ainsi façonné. Avoir 80 ans aujourd’hui ce n’est pas pareil qu’avoir 80 ans en 1970 ou 1990. Et puis ce ne sont pas les mêmes histoires, une personne de 65 ans et l’autre de 85 ce n’est déjà plus la même génération. Une de 80 ans a connu la guerre, sans forcément la faire, l’autre de 70 ans a pu faire celle d’Algérie quand celle de 60 ans a vécu la paix universelle. Il y a aussi des facteurs exogènes qui entraînent une prise de conscience. Les questions environnementales n’étaient pas aussi partagées il y a 20 ans. Elles ont dépassé le cercle de quelques passionnés, de convaincus. Les personnes de 20 ans comme de 70 ans trouvent que c’est un sujet important. En 1970, lorsque nous avions 75 ans, la question écolo n’existait pas. La même personne aujourd’hui au même âge y est sensible, ou au moins au courant et les comportements évoluent par rapport à ça.
La vision du monde où le vieux est vu d’un regard très conservateur et très fixe, comme si toutes les personnes de 75 ans étaient de cette manière-là, ne tient pas. Par exemple, le magazine Notre Temps, qui s’adresse à une cible plutôt âgée, prouve que les mentalités évoluent. En 20 ans, la manière d’aborder les sujets a changé et les lecteurs réagissent différemment aux articles. Le thème de la sexualité n’est plus tabou et est accueilli positivement aujourd’hui. Il n’y a pas que des jeunes qui évoluent et des vieux par nature conservateurs.
Y-a-t-il eu une période de conflit entre les générations ?
Oui, aujourd’hui il y a une jolie alliance des générations, mais ça n’a pas toujours été le cas. Par exemple lorsque les technologies sont apparues dans les entreprises à la fin des années 1980, début des années 1990. Les personnes qui avaient 55 ans à cette époque ont eu tendance à être écartées. On leur disait qu’ils étaient complètement dépassés, que c’était trop compliqué pour eux et même certains des principaux concernés ont fini par y croire ou alors ne s’y intéressaient pas. Les plus jeunes découvrant ces outils ou aillant appris à les utiliser à l’école ont été les grands gagnants. Même au niveau économique, les entreprises préféraient investir dans la formation des jeunes plutôt que des plus vieux, qui partiraient dans cinq ans. À ce moment-là, la technologie a été une ligne de fracture qui a séparé les individus très tôt, à partir de 55 ans. Autre exemple, lorsque les jeunes qui ont survécu sont revenus de la guerre de 14. Il y a eu une différence avec leurs parents qui ne l’avaient pas faite et avec les plus jeunes qui ne l’ont pas connu. Lorsqu’il y a un événement historique important, notamment des tragédies, il peut y avoir des oppositions de générations assez fortes. La dernière en date c’est mai 68, la jeunesse qui se rebelle contre monde trop vieux, trop sclérosé. Aujourd’hui, avec les gilets jaunes ce n’est pas générationnel, c’est une lutte entre classe sociale, où jeunes et vieux participent.
« Un des liens qui tient et permet de ne pas être totalement pessimiste sur l’avenir, c’est cette solidarité entre les générations »
Peut-on dire qu’il y a une paix des âges aujourd’hui ?
Au travail, il peut toujours y avoir des querelles entre anciens et plus jeunes. Mais par exemple, le nombre de fois où nous entendons quelqu’un de 75 ans dire : « C’est ma petite-fille qui a réparé mon téléphone en deux minutes ! », le grand-père ne se sent pas du tout humilié, il est plutôt admiratif ! Jamais il n’y a eu autant de réciprocité entre les générations. D’habitude, nous apprenions auprès de l’ancien qui transmettait des savoir-faire qui n’évoluaient pas tellement. Aujourd’hui, ça existe toujours mais l’ancien ne va pas être surpris qu’un plus jeune lui apprenne en retour, sur la technologie notamment. Nous partageons beaucoup plus, cette coopération est bien car elle va dans les deux sens, nous écoutons mieux les plus vieux car nous savons que pour un autre sujet ça ne lui posera pas de problème de nous écouter. J’ai pris l’exemple de la technologie mais ça peut être autre chose. Un jour, une dame m’a raconté qu’elle avait demandé conseil à son petit-fils pour un voyage qu’elle voulait faire, car il y était déjà allé en Erasmus. Il y a seulement une génération, une personne de 75 ans ne serait pas forcément partie en voyage avec ses copines, et n’aurait pas non plus eu l’idée d’aller vers les plus jeunes pour avoir des conseils.
À quoi est due cette paix selon vous ?
Dans une société qui ne va pas très bien, avec une tentation au communautariste extrêmement forte, un des liens qui tient et permet de ne pas être totalement pessimiste sur l’avenir c’est cette solidarité entre les générations. Dans les périodes un peu compliquées nous avons eu tendance à se rapprocher les uns des autres. Par exemple, en Espagne lors de la crise, les jeunes au chômage sont retournés vivre en campagne chez leurs grands-parents. Et puis, il est facile de développer un côté nostalgique où l’on regarde les vieux avec ce prisme-là.
Voyez-vous une augmentation des initiatives autour de vous ?
Il y a énormément d’initiatives, c’est le bon terme, portées par des associations, des communes, le monde HLM, etc. Ils cherchent à créer des liens intergénérationnels dans l’habitat, le covoiturage, la transmission des savoirs ou encore l’aide à la personne. Parfois ce sont des personnes assez âgées, retraitées, qui aident les jeunes à entrer dans des entreprises avec des systèmes de mentorat. Ou ils aident des personnes de 50 ans qui ont du mal à trouver du boulot, mais aussi les plus jeunes pour les devoirs ou l’explication du fonctionnement d’une entreprise. Il y a aussi des associations avec des bénévoles assez âgés qui s’occupent de la compta du club d’athlétisme par exemple, ils n’en font plus mais permettent aux gamins d’en faire en s’occupant de l’administratif.
Trois français sur dix ont effectué des actions d’entraide en dehors du cercle familial au cours de l’année passée*. Comment mobiliser les individus à s’entraider au-delà du cercle familial ?
Ça vient majoritairement du tissu local, de proximité, des gens qui se connaissent dans le même village. Il faut simplement réussir à mettre les personnes en contact, sans forcément passer par des plateformes. Par exemple, Unicité fait tout un travail avec des jeunes en service civique qui vont aider des individus isolés. Nous pourrions même imaginer un service civique des seniors vers les jeunes. Il y a pleins de retraités qui ont envie et pourraient aller soutenir des jeunes.
« La déconstruction des clichés est un bon début »
Qu’est-ce que le lien intergénérationnel apporte de positif aux personnes âgées? Et aux plus jeunes ?
Très concrètement quand un jeune découvre que la personne en face de lui n’avait pas de téléphone, des toilettes au fond du jardin et des parents qui travaillaient 48h par semaine, ça l’aide à relativiser les choses, ne pas avoir l’IPhone 12 devient moins grave. Et une personne âgée peut se dire qu’au final les jeunes sortent et ne sont pas que sur leurs téléphones. La déconstruction des clichés est un bon début.
Que conseillez-vouspour créer ce lien intergénérationnel à l’échelle des individus ? Sans forcément passer par des associations, des entreprises ou des plateformes.
S’intéresser les uns aux autres. Levinas avait une jolie phrase à ce sujet : « La non indifférence du prochain ». L’idée c’est de se dire que la personne plus âgée que nous a une histoire, avant d’en être là et d’être un peu fragile, elle a fait des choses. Aujourd’hui, il y a toute une fable du nouveau monde et un mépris de l’ancien. Mais il faut aussi comprendre qu’on a un avenir que si on sait qu’on a des racines. Tout n’est pas arrivé comme ça. Y compris des choses négatives, il ne s’agit pas d’avoir une vision idéaliste, ce n’est pas parce que les gens sont vieux qu’ils sont extraordinaires. Il faut aussi se dire : « Demain ce sera moi, de quelle société ai-je envie quand je serais plus âgé.e ? Une qui soit plus attentive aux personnes fragiles, qu’elles soient jeunes ou moins jeunes, et qui laisse plus le temps, qui aille moins vite ? Peut-être que c’est ça une société qui va mieux globalement ? » En fait c’est se rendre compte que nous avons un avenir commun et que la personne qui ne sera plus là dans 30 ans aura fait partie de la construction de ce monde.
Êtes-vous plutôt optimiste quant à l’avenir des relations entre les générations ?
Nous ne sommes jamais à l’abris de ce qui va se passer. Aujourd’hui j’entends parler des quotas de senior dans les entreprises. Je ne suis pas sûr que ça favorise la relation entre les individus, que ce soit les vieux ou les jeunes. Donc est-ce que nous choisissons une vision universelle, autour de ce que nous avons de commun et de sa richesse ou une société de la différence, où chacun va vouloir être plus différent que l’autre, une concurrence des victimes ? Si nous sommes dans ce second modèle, ça se passera mal pour la société en général. Ou bien nous faisons de la question de l’intergénérationnel la preuve que nous avons plus de commun que de différence. On peut être totalement en désaccord avec ça, je suis plutôt minoritaire sur le sujet. La mode c’est plutôt de se différencier, de se considérer comme une victime. Quel que soit le problème, c’est toujours la faute d’une catégorie. Alors en général c’est le mâle blanc, 50 ans, hétérosexuel. Chacun va dire « moi je subis », c’est la course à la victimisation. Nous avons toujours deux options : s’opposer à travers nos différences ou se dire qu’est-ce que j’ai en commun avec les autres (cet enfant, cette dame qui a un handicap, ce monsieur âgé, etc.). Donc est-ce que nous cherchons plus le commun, des coopérations pour avancer ensemble ou la différence pour la différence et la compétition dans la différence ? Selon qui va gagner la société ne sera pas du tout la même.
Que faudrait-il changer en priorité pour aller vers le modèle du commun ?
Il faudrait regarder plus l’autre que soi-même, relativiser nos situations par rapport à celles des autres. Se prendre en charge et construire un projet de vie sans remettre la faute sur les autres. Avant d’être mal et de me plaindre, je dois peut-être changer ma manière de me nourrir et de me déplacer. Il faut aussi plus de coopération, se dire que je peux bénéficier de l’aide de quelqu’un et en recevoir aussi. En fait, qu’est-ce que je peux construire avec les autres plutôt que de me différencier ?
Qu’est-ce qu’une société de « l’intergénérationnel » ?
Ce n’est pas une obligation que les jeunes passent du temps avec les vieux et vice-versa. C’est une question de partage, de passerelles. Une société de l’intergénérationnel n’a pas de ghetto, les gens ne sont pas parqués par âge, ils se rassemblent en fonction de leur goût. Deux individus de 20 ans et 70 ans peuvent aimer les échecs et donc passer un moment ensemble. Il faut se baser sur les intérêts communs, les passions, les centres d’intérêts qui donnent lieu à des projets communs où nous nous retrouvons pour nous entraider.
Comment fait-on alors pour se rencontrer ?
L’école ou l’entreprise pourraient le faire. Mais par exemple, cela peut se faire lors de la marche du climat où nous retrouvons beaucoup de personnes de moins de 20 ans et de plus de 70 ans. Ou alors ce peut être des jeunes qui souhaitent apprendre ou réapprendre quelque chose d’ancien et se tournent alors vers des personnes plus vieilles. Et inversement, les personnes âgées peuvent demander de l’aide à des jeunes s’ils ne sont pas à l’aise avec internet par exemple. Il suffit d’avoir un projet, une démarche qui permette de faire la rencontre. Au final, ce qui nous rapproche c’est la curiosité. C’est un travail à faire sur nous, notre vision des choses.
Vous parlez souvent de bienveillance. Pour qu’il y ait du lien intergénérationnel c’est indispensable ?
C’est un mot un peu gentillet mais ce que je veux dire c’est qu’en étant moins méprisant et plus aidant, une personne peut m’aider et je peux l’aider en retour. Parce que ça me fait du bien et que ça permet de construire des choses.
*Selon la 2e édition du Baromètre ANPERE – Opinion Way : Les Français et le lien intergénérationnel
Photo Unjourici – CC BY-SA 3.0