Pourquoi le lien intergénérationnel est-il si précieux ?

Alors que l’écart entre les générations se creuse et que les liens se distendent, initiatives de terrain et options politiques se multiplient pour favoriser le développement du lien intergénérationnel.

Catégorisée par un terme bien précis, du X au Y, en passant par les millenials ou les baby-boomers, chaque génération se construit aujourd’hui dans l’opposition à ses voisines, creusant le fossé qui les sépare les unes des autres. Se reprochant mutuellement les facilités que leur époque leur a accordées (nouvelles technologies pour les plus jeunes, climat économique très favorables pour les plus anciens), accentuant leurs différences, les générations ont une tendance naturelle et logique à s’éloigner et à difficilement se comprendre.

« On a enclenché une mauvaise dynamique à cause de deux facteurs différents dans les années 1970, analyse Dominique Thierry, dirigeant associatif. D’abord, l’âge est devenu un motif d’exclusion dans le secteur de l’entreprise. Avec les mutations économiques, en France, on est devenu vieux de plus en plus jeune, et on reste jeune de plus en plus vieux. Ce qui veut dire que l’on a introduit la notion d’exclusion par l’âge, avec pour conséquence de faire disparaître la coopération intergénérationnelle dans le secteur de l’entreprise. Ensuite, le « jeunisme » a été introduit par les pubs, où il faut en permanence être jeune, beau et dynamique. Il ne faut plus vieillir, la mort ne doit plus exister. On a ainsi créé une coupure intergénérationnelle. »

Pourtant, les relations intergénérationnelles – que l’on peut simplement définir par l’ensemble des échanges entre deux générations – sont précieuses à bien des égards.

C’est d’abord un outil de lutte contre l’isolement des séniors, phénomène qui diminue leur état de santé et leur espérance de vie. Des gestes ordinaires, de voisins, d’associations ou d’agents municipaux ont un réel impact positif, et une étude de The American Sociological Association observe d’ailleurs que les liens entre petits-enfants et grands-parents permettent de lutter contre les risques de dépression.

C’est ensuite un vecteur important de transmission et d’éducation pour le plus jeunes. Au-delà du cercle familial, les écoles multiplient d’ailleurs désormais les liens avec les séniors sous formes de diverses activités en partenariat avec des maisons de retraite (jardinage, bricolage, déjeuners en commun…). Dans l’enseignement supérieur, plusieurs milliers d’étudiants choisissent la solution des colocations intergénérationnelles, dont les atours, au-delà de l’aspect financier évident, ne manquent pas, et dont les retours d’expériences, de plus en plus nombreux, convergent.

C’est enfin une façon de développer le lien social. Contacts et échanges entre des personnes d’âges différents permettent de dépasser les préjugés, tant à l’égard des personnes âgées et des jeunes. C’est aussi un terrain d’initiatives en faveur de la solidarité, de la conscience collective, et un laboratoire d’innovations. Certaines grandes universités ou écoles travaillent d’ailleurs autour de projets d’action citoyenne pour venir en aide à des personnes âgées ou mettre en œuvre des solutions de coopération entre séniors et jeunes.

Des relations capitales

L’Université de Bâle, qui travaille beaucoup sur ce sujet, explique dans plusieurs travaux pourquoi les relations intergénérationnelles sont si importantes.

Une étude a notamment permis de mettre en évidence la grand parentalité comme un mécanisme ayant contribué à l’allongement de l’espérance de vie. Renforcement du lien social, partage d’un moment convivial, enrichissement personnel… Les échanges intergénérationnels, en plus de rompre avec l’isolement, permettent une forme de transmission des souvenirs ou des passions valorisante et utile.

La littérature scientifique a mis en évidence une hausse du sentiment de joie, et de la stimulation des fonctions cognitives chez les séniors ayant des liens réguliers avec des enfants ou des jeunes. La discussion sollicite également le cerveau et la mémoire, tandis que les activités favorisent la motricité.

« Le lien intergénérationnel est un système gagnant-gagnant, explique Dominique Thierry. Tout est basé sur la réciprocité. D’un côté, pour les jeunes, c’est une chance de pouvoir apprendre. Et de l’autre, il y a la reconnaissance d’un savoir-faire, d’une compétence de la personne âgée, qui déclenche un sentiment d’utilité. À partir du moment, où vous êtes utile à la société, vous quittez votre situation de dépendance et vous retrouvez une identité. Les EHPAD ne doivent pas être des lieux pour survivre, mais des lieux pour vivre. »

Et la transmission fonctionne évidemment dans les deux sens. Autour des nouvelles technologies par exemple, qui ne sont pas un frein à l’échange mais au contraire un moyen de maintenir le lien. « Cela permet aux jeunes d’apprendre aux personnes âgées à se servir de ces technologies, et ils pourront les utiliser à d’autres moments, souligne Dominique Thierry. La webcam par exemple, peut leur permettre de dialoguer avec leurs petits-enfants, qui sont de plus en plus aux quatre coins du monde. Quand on dit que les familles ne s’occupent plus de leurs aînés, ce n’est pas si vrai que ça. C’est juste que quand la grand-mère est à Bordeaux et que le petit-fils travaille à Sydney, c’est plus compliqué qu’à une époque où ils étaient séparés par une seule rue ! Si ce n’est pas la webcam, ça peut aussi juste être prendre une photo et l’envoyer aux amis de l’ancien quartier pour donner des nouvelles. En plus, les retours que nous avons montrent que les personnes âgées se mettent très bien à toutes ces techniques, il faut juste les leur apprendre. »

Un lien qui s’étiole

Malgré tout, le lien intergénérationnel, comme l’ensemble des liens sociaux, ne coule pas de source. Selon une étude menée par les Petits frères des pauvres, plus de 300 000 personnes âgées se trouvent actuellement en situation de mort sociale en France. Et même chez les personnes âgées entourées de leur famille, les liens sont parfois distendus. Près d’un grand-parent sur deux juge ne pas voir suffisamment ses petits-enfants, par manque de temps, éloignement géographique ou différend familial, et 7,3 % des aînés n’ont tout simplement aucune relation avec leurs petits-enfants.

Du lien à reconstruire ? Encore faut-il savoir de quoi on parle. Gilles Seraphin, chercheur en Sociologie, note que « l’expression ‘’lien intergénérationnel’’ est aujourd’hui fort usitée en sciences humaines, sociales, économiques, juridiques… comme si elle correspondait à des normes ou à des pratiques clairement définies. Pourtant, selon l’objet de l’étude dans laquelle elle est employée, le sens peut être fort différent : il est possible de considérer les générations familiales (les générations dans une même lignée, au sein d’une relation de parenté) ; les générations sociales (les générations par âges : les jeunes, les personnes âgées…) ; les générations historiques (les personnes ayant connu la Seconde Guerre mondiale, celles ayant vécu Mai 68…) ; les générations statutaires (les parents, les grands-parents…) ; voire les générations professionnelles (personnes qui dans un cadre professionnel ont vécu un apprentissage initial et une expérience professionnelle communs). Le seul point commun, finalement, est que le lien intergénérationnel met en contact des personnes d’âges différents. »

Dans le même esprit, Julie Deployet, qui travaille sur une thèse au Canada, différencie dans ses recherches « la génération familiale » de « la génération sociale », mais y relève les mêmes enjeux et les mêmes mécanismes. « Il s’agit de s’interroger aujourd’hui sur le processus de construction du lien, ses contours et ses configurations. De quelles façons se nouent les liens entre les générations ? Ces liens mobilisent des positions et des relations de parenté mais s’inscrivent, en même temps, dans des contextes et des dynamiques sociohistoriques. »

La chercheuse explique les difficultés entre les générations par les « évolutions sociales, économiques et politiques » traversées par chacun. « Les caractéristiques démographiques des populations, la co-longévité accrue entre générations familiales, les mobilités résidentielles choisies ou imposées tout au long des parcours de vie, les migrations professionnelles, les changements conjugaux… complexifient la nature des relations entre générations. »

Outre ces changements de conditions de vie qui transforment la nature et l’intensité des relations intergénérationnelles, elle observe qu’on peut également renverser le prisme et constater que les liens intergénérationnels influent sur le contexte. « Par le biais de la transmission, à travers l’art, le langage ou le rituel, le lien intergénérationnel est l’une des composantes essentielles de la culture. Il pose les balises qui permettent de se situer au sein de la société. Des modifications de ce lien pourraient avoir des conséquences à long terme sur ce contexte social général. » Et, par extension, leur dégradation pourrait avoir des conséquences négatives.

Adenilton Ferronha, entrepreneur social à Recife, au Brésil, tempère cette idée. Son expérience sur ce sujet lui a pourtant permis de constater que « l’écart se creuse entre les générations et on voit se développer un sentiment d’inégalité. La cellule familiale se transforme, les liens entre générations se distendent. Des jeunes peinent à entrer sur le marché du travail, à acquérir un logement, à s’insérer dans la société et restent plus longtemps au domicile familial ; à l’inverse, des personnes âgées se retrouvent isolées ou sont touchées par la dépendance. » Mais il précise que « si la préoccupation, voire l’inquiétude face à la qualité des relations entre les générations, largement relayée par les médias, connaît une accélération substantielle, beaucoup de travaux amplifient la problématisation de relations entre générations ».

« En réalité, il faut ramener la question à sa formulation la plus simple, explique l’entrepreneur. Que peuvent s’apporter mutuellement les différentes générations ? Il faut savoir que l’allongement de l’espérance de vie permet aujourd’hui de voir cohabiter quatre générations. La participation sociale des aînés tout comme l’avenir de la jeune génération dépendent donc d’une relation solidaire entre les générations. Ces relations sont un enjeu majeur, un ciment social indispensable. »

Recréer du lien

Pour recréer du lien entre les générations, plusieurs leviers peuvent être activés. Se sentant parfois trop éloignés de leurs petits-enfants, 35,9 % des grands-parents déclarent avoir déménagé pour se rapprocher géographiquement d’eux. Une nouvelle génération de séniors s’investit également beaucoup dans les nouveaux canaux de communication pour faire perdurer les liens. Les outils informatiques ne sont plus réservés aux plus jeunes. 59,5 % des seniors reconnaissent que les nouvelles technologies leur permettent d’entretenir un contact régulier avec leurs petits-enfants. De nombreuses initiatives ont ainsi vu le jour sur ces créneaux.

D’autres associations ou entrepreneurs travaillent autour d’activités communes, pour développer la vie sociale des aînés, notamment les plus isolés ou les résidents d’établissements spécialisés. Autre canal exploitable : la cohabitation intergénérationnelle, qui permet aux seniors d’accueillir chez eux ou en résidences des étudiants. Un concept qui se développe de plus en plus, à la fois chez les particuliers et dans le secteur public, et dont le succès ne repose pas uniquement sur ses atours financiers.

« Il y a vraiment ce besoin d’être utile qui est très présent chez les personnes âgées, mais aussi l’envie d’être indépendant, souligne Dominique Thierry. Je vais vous donner un exemple. Dans une maison de retraite où nous avons monté un projet de poulailler, nous avons mis en place le processus, puis nous avons fait une réunion d’information pour l’annoncer aux personnes âgées. Eh bien ils ont râlé ! Ils étaient évidemment d’accord pour participer à la gestion, mais ils auraient préféré être impliqués dès le début du projet. Nos vieux n’attendent pas qu’on leur donne des solutions toutes faites mais qu’on leur donne une chance de mettre leurs talents à disposition de tous. »

Le dirigeant associatif rêve que la France « oublie sa tradition jacobine », « favorise la coopération, notamment associative, entre les différents territoires », et surtout « fasse confiance aux initiatives locales ». Il souligne l’émergence de nombreuses solutions à toutes les échelles. « C’est un défaut français de toujours avoir une approche par le problème. Nous sommes beaucoup trop compassionnels. On dit d’un côté ‘’Ah les pauvres jeunes que l’on a laissés sur le bord du chemin, 1,8 million en tout, la honte de ce pays.’’ Et il y a de l’autre côté ‘’tous ces vieux qui sont si seuls’’. On en arrive à croire que les jeunes et les vieux sont un problème. Il faut raisonner en termes de solutions, et notamment celles du lien intergénérationnel. Une partie de la solution contre l’éclatement social de ce pays vient du fait qu’il faut que les gens rapprennent à faire des choses ensemble. Pour y arriver, il faut arrêter de catégoriser les gens. Arrêter de dire, il y a les jeunes de banlieues donc il faut une solution pour eux. Il y a les vieux dans les campagnes, il faut aussi une solution pour eux. Il y a les décrocheurs, il faut encore une solution pour eux. La clé est dans l’action collective. Tout le monde y gagnera. »

Des ponts entre les acteurs

Mais pour mener des actions collectives, encore faut-il franchir le fossé qui sépare les générations entre elles, et même les acteurs qui tentent d’y remédier. Une gageure. « Pour réussir ce défi, il faut abandonner notre système très Français du descendant. Tout ne doit pas venir d’en haut. Chaque bassin de vie est différent et chaque projet doit donc être construit en fonction des spécificités. Une initiative ne peut pas naître sans notion de territorialité. Elle doit être concrète, si possible innovante, et permettre à un maximum de catégories de collaborer. Cela aidera en outre à vivre en collectivité, car si on pousse ces gens aux profils très différents à faire des choses ensemble, ils se détesteront moins. Il n’y a rien de mieux qu’un projet commun pour apprendre à se connaître, et s’apporter mutuellement quelque chose. »

Le dirigeant cite en exemple « plusieurs projets où des jeunes et des associations de photos vont montrer leur travail dans des maisons de retraite. Ils viennent aussi leur apprendre à se servir des nouvelles technologies. Tout le monde peut y gagner. Si on prend les jeunes qui sont les plus ‘’cabossés’’ par exemple, le contact pour eux avec les personnes âgées est très important. Les aînés vont avoir à leur égard une posture naturellement bienveillante, ce qui va leur faire du bien. Le professeur ou le conseiller en mission locale doit en permanence leur dire de se bouger les fesses. Ils ont donc une posture d’injonction, due à leur travail. Alors que les personnes âgées vont apporter à ces jeunes un autre discours, qui va leur permettre d’avoir une autre vision d’eux-mêmes. En outre, le ‘’vieux’’, comme ils disent, va leur apporter sa mémoire. Les jeunes habitent un territoire sans le connaître. Nous menons un projet en Normandie, car pour certains, le débarquement est aussi loin que la guerre de cent ans… Mais quand vous faites témoigner un ancien sur ce qu’il s’est passé durant la guerre, les conditions de vie, etc., les gamins en reviennent fascinés. La nouvelle génération ne peut pas se reconstruire si elle ne connaît pas ses racines, son histoire. »

Dominique Thierry insiste par ailleurs sur une nuance importante : collectif ne veut pas dire géant. « Il n’y a pas besoin que tous les acteurs du territoire soient présents pour que ce soit un succès. Il faut partir d’une idée, voir si elle peut fonctionner, et après réfléchir à comment fédérer d’autres associations, établissements scolaires ou collectivités locales pour renforcer l’équipe. Alors, on peut grandir, se connaître, travailler ensemble pour passer à un projet concret. Prenons un exemple. À Dieppe, une personne est venue en nous disant : ‘’J’aimerais organiser un thé dansant pour que les différentes générations se rencontrent’’. Ce n’était pas grand-chose, c’était même vraiment modeste, mais on a dit, après tout, pourquoi pas ? Il a développé tout doucement son projet, et aujourd’hui certains jeunes du conservatoire de musique viennent faire des concerts dans la maison de retraite de la ville. La clé est de fédérer différents acteurs. »

Adenilton Ferronha abonde et partage son expérience. « En Amérique du Sud, la place prise dans l’espace public par la résolution du problème intergénérationnel est telle que les acteurs du milieu se heurtent parfois aux actions publiques. Car souvent, nous sommes à la frontière entre les options politiques et les initiatives de terrain, et il est difficile, voire impossible, de trouver un acteur capable de faire le lien entre les deux. Je pense que cela est vrai partout dans le monde, et cette difficulté à réunir l’action politique et l’action citoyenne représente l’obstacle majeur aujourd’hui. »

Reste que ce problème de société a au moins un atout : il est clairement identifié et accepté comme un enjeu majeur, en France comme dans beaucoup d’autres pays. « En Europe aussi, vous avez beaucoup d’actions sur cette thématique, et je crois que les responsables politiques réfléchissent à cette question », poursuit Adenilton Ferronha. Effectivement, la France a lancé un Plan national « Bien vieillir » en 2003, dont l’un des axes était la consolidation des liens intergénérationnels. En Allemagne, le « Dialogue des générations » est une des priorités, depuis 1997. Il existe même un « bureau de projets » supervisant et coordonnant des initiatives intergénérationnelles. En Suisse, le Conseil fédéral a lancé en 2000 un programme national de recherche autour des relations entre générations.

Selon Adenilton Ferronha, « toutes ces actions prouvent que tout le monde a bien compris l’enjeu intergénérationnel lié aux mutations actuellement à l’œuvre dans nos sociétés, que ce soient les mutations démographiques, liées à l’allongement de l’espérance de vie et au vieillissement de la population, ou les mutations sociales, liées à la mobilité géographique, à l’affaiblissement des liens communautaires, à l’individualisation et à la transformation de la famille. L’enjeu intergénérationnel étant clairement perçu, la nécessité d’agir n’échappe ni aux professionnels du champ de l’action sociale, ni aux responsables politiques. Reste à trouver un moyen de faciliter les rencontres et les interactions entre ces deux mondes. »

Car si les initiatives constructives essaiment, des ponts manquent encore entre les différents acteurs associatifs, publics ou entrepreneuriaux. Des ponts qui pourraient consolider chacun de ces projets, comme autant de liens entre les générations. Qui transformeraient une foule d’actions plus ou moins efficaces en modèle de société durable.

Sources : Petits frères des pauvres, The American Sociological Association