Sur fond de résistance à Daesh et aux armées turques et syriennes, le Rojava a fait naître, au milieu du chaos, un ovni politique : une société basée sur l’égalité et l’autogestion.
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C’est une petite enclave au nord la Syrie, coincée entre l’armée de Bachar el-Assad, celle de Recep Tayyip Erdogan, et les forces de Daesh. Pas exactement un coin de paradis a priori. C’est pourtant ici, au milieu de la guerre, du terrorisme et des conflits ethniques, qu’une expérience sociale hors du commun a pris place. Un territoire autonome s’est construit autour d’un projet politique autogéré, égalitaire, écologiste et féministe : le Rojava.
Sur un peu moins de 50 000 kilomètres carrés (l’équivalent en France de la Bourgnogne-Franche-Comté), les six millions d’habitants construisent une révolution sociale jamais observée dans cette région du monde. Malgré sa jeune histoire – des prémices en 2011, une déclaration d’autonomie en 2013, une constitution en 2014 – le Rojava montre une réelle alternative aux dictatures et au terrorisme qui l’entourent. Un projet fragile, sur lequel planent de nombreuses menaces, accentuées depuis le début de l’année par le retrait des troupes américaines de Syrie.
Un système théorisé dans les années 90
L’origine de son système politique, le Rojava la trouve dans le confédéralisme démocratique théorisé à la fin du XXe siècle par Abdullah Öcalan, cofondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan. Un concept né de la volonté de dépasser le marxisme-léninisme originel du PKK après la guerre froide, pour un socialisme organisé à la base et agissant dans tous les domaines de la société par démocratie directe. L’idée est simple : réorienter la prise de décision vers le peuple, en multipliant les assemblées de citoyens pour collectiviser les choix. Pour Öcalan, qui a construit sa pensée en partie lors de sa détention, en échangeant avec l’essayiste libertaire Murray Bookchin, ce mouvement doit reposer sur la démocratie, le socialisme, l’écologie et le féminisme.

En janvier 2014, le Rojava s’est doté d’une constitution, qui a permis la propagation de ces théories à travers tout le territoire autonome, principalement grâce aux femmes. Ce contrat social dessine les traits d’une société idéale, qui se veut inclusive et égalitaire, tant en termes de genre qu’en termes de minorités religieuses et ethniques. Il exige notamment la parité dans toutes les institutions, met en place une co-présidence femme/homme à la tête du pays, interdit le mariage forcé et la polygamie, répartit équitablement les héritages entre fils et filles, instaure trois langues officielles pour l’administration et l’éducation (Arabe, Kurde, Syriaque, les deux dernières étant traditionnellement interdites dans la région), insiste sur le respect de l’environnement, organise une éducation autonome et une économie sociale, prévoit l’accès gratuit aux soins et instaure la démocratie directe à tous les étages.
Une démocratie ascendante
Car au Rojava, tout s’organise toujours du bas vers le haut, et les décisions se veulent collectives. Concrètement, les 5 000 communes de l’enclave, autogérées, organisent des assemblées citoyennes hebdomadaires, dans lesquelles on discute des enjeux locaux, gère les ressources agricoles et énergétiques, partage le travail ou encore élit pour les échelons supérieurs ses délégué.e.s, lesquels administrent la fédération, structurée autour des cantons de Djézireh, de Kobané et d’Afrin. Cette fédération est chargée des commissions pour la défense, la santé, l’éducation, le travail et les affaires sociales. À la tête du Rojava, une femme, Hediya Yousef, et un homme, Mansur Selum, partagent la présidence. À chaque niveau (commune, district, canton) les femmes et les jeunes (on vote à partir de 16 ans) disposent de leurs propres structures autonomes et non mixtes, avec un droit de regard et de veto systématique sur toute décision les concernant.

Alors que 60% des habitants sont Kurdes, la constitution assure le pluralisme ethnique et religieux. Une gageure dans une zone où les conflits sont traversés par ces questions. D’ailleurs, le Rojava se cherche encore sur ce sujet : un temps déclaré laïque, le territoire s’est heurté à des résistances farouches et a dû s’adapter, se faufilant vers un déisme vague pour contenter les multiples religions de la région. Des résistances, il en rencontre également sur d’autres sujets, comme le service militaire obligatoire, qui passe mal auprès d’une partie de la population, malgré la situation de guerre.
Une économie sociale
Le Rojava entend mettre en place une transition d’une économie capitaliste vers une économie sociale, c’est-à-dire une économie basée sur l’appropriation collective des moyens de production. Pour autant, le confédéralisme démocratique rejetant le principe de l’État-nation, il ne peut s’agir d’une collectivisation autoritaire, mais seulement d’une transformation graduelle, liée à la participation de chaque citoyen.
Ainsi, en quelques années, des centaines de coopératives, dont certaines sont non-mixtes, ont vu le jour avec un objectif : répondre aux besoins économiques et matériels des communautés de manière accessible, en s’organisant pour éviter la spéculation capitaliste. Les coopératives agricoles produisent principalement des fruits, des olives, des poivrons, du blé ou encore du coton. On fabrique aussi pain et fromage, vêtements et produits d’entretien.

Seulement voilà : soumis à un triple embargo de la Turquie, de la Syrie et d’une partie de l’Irak qui rend les échanges commerciaux extrêmement compliqués – voire impossibles dans certains cas –, le Rojava vit dans des conditions matérielles précaires. Une partie de la production, notamment alimentaire, se perd faute d’avoir pu être consommée ou vendue. Le matériel médical fait cruellement défaut, ce qui est d’autant plus grave dans une région en guerre. Le pétrole ne peut être traité dans des raffineries industrielles, ce qui limite l’export, provoque des pénuries importantes et un manque à gagner dommageable – bien que, en tout état de cause, le Rojava refuse par principe de faire d’une industrie polluante la base de son économie.
Une utopie en voie d’extinction
À ces limites économiques s’ajoutent des freins géopolitiques majeurs. Difficile en effet de lancer un projet politique ambitieux dans une situation de guerre. Les forces armées du Rojava ont été les principales actrices du recul de Daesh dans la région, mais les civils héritent des mines cachées et des cellules dormantes laissées sur place. Et ce territoire autonome peine à peser diplomatiquement à l’international, malgré des représentants en France, en Allemagne, aux États-Unis ou encore en Russie, des militants dans le monde entier, et le soutien politique de la gauche radicale.

Après le retrait des troupes américaines de Syrie en début d’année, et un soutien international très discret, il y a de quoi être inquiet pour le sort du Rojava en cas d’attaque de la Syrie, de l’Iran et surtout de la Turquie, qui ne masque pas son animosité à l’égard du Kurdistan syrien. Les bombardements turcs à la frontière turco-syrienne ont déjà fait tomber Afrin en mars dernier, et l’avenir semble s’assombrir encore. «En retirant ses troupes, Trump donne en pratique le feu vert au président turc Tayyip Erdogan pour envahir le Rojava et procéder à un nettoyage ethnique du peuple qui s’est le plus battu et le plus sacrifié pour stopper l’ascension de l’État Islamique, écrit un habitant dans une lettre ouverte publiée sur internet. De nombreuses années de guerre et de militarisation ont laissé des marques qui ont pris le pas sur les aspects les plus enthousiasmants de la révolution, ici. Néanmoins, ces gens sont en grand danger à l’heure actuelle et la société qu’ils ont bâtie vaut la peine d’être défendue.»

En attendant un soutien international qui tarde, le Rojava s’est lancé dans une course contre-la-montre à double face. D’une part, essaimer les principes de son modèle grâce à des formations, tout en consolidant le système par des élections souvent repoussées pendant les derniers combats. D’autre part, faire valoir sa victoire militaire contre Daesh diplomatiquement pour obtenir un soutien indispensable à sa survie, afin que le projet révolutionnaire d’autogestion démocratique du Rojava puisse se poursuivre et ne devienne pas une page dans les livres d’histoire, vouée à inspirer la construction de sociétés futures.
Sources : ONU, Reporterre, Contrat social du Rojava.
Photos : Kurdishstruggle, liesvanrompaey.