Écologie, disparition de la propriété privée, système de maintenance, écoles alternatives, spiritualité… La communauté utopique d’Auroville, située à 10 km de Pondichéry, dans l’État du Tamil Nadu, au sud-est de l’Inde, est un véritable laboratoire d’initiatives multiples. Depuis une cinquantaine d’années, elle poursuit un idéal : celui de « réaliser l’unité humaine ».
Une étendue de désert. Le sable, ocre rouge, rongé par l’érosion, poussière sous le soleil. En 1968, « la ville de l’Aurore » telle qu’on la connaît aujourd’hui n’existe pas encore. Elle est à l’état de projet dans l’esprit de « la Mère ». Face à cette terre aride, Mirra Alfassa, disciple du maître spirituel et révolutionnaire indien Sri Aurobindo (la légende raconte que c’est ce dernier qui lui conféra le surnom de « la Mère »), rêve d’une terre universelle, qui n’appartiendrait à aucune nation.
Le 28 février de la même année, la cité utopique, reconnue par l’UNESCO, est inaugurée en grande pompe. La charte d’Auroville, rédigée par « la Mère » est dévoilée. Elle y écrit que « la ville d’Aurobindo » n’appartient à personne – ou plutôt à toute l’humanité. Auroville sera un lieu « d’éducation perpétuelle », un « pont entre le passé et l’avenir », et travaillera à donner corps « à une unité humaine concrète ». L’utopie possède des fondations spirituelles : « pour séjourner à Auroville, il faut être le serviteur volontaire de la Conscience Divine. »
51 ans après l’arrivée de la première caravane, le désert de sable rouge est recouvert d’une forêt luxuriante, parsemée d’habitations. En son centre, la sphère dorée du Matrimandir, symbole de la communauté et lieu de méditation, se dresse fièrement. Partout, on accroche l’effigie de « la Mère » – décédée en 1973 -, fondatrice du mythe aurovillien.

Reforestation et pratiques écologiques
La reforestation est l’œuvre la plus célèbre des Aurovilliens. « On (l’État indien, ndlr) leur a prêté un bout de désert. On leur a dit : sur cette terre, vous avez une priorité d’achat. On vous fait confiance sur la gestion de l’endroit, raconte Marie Horassius, doctorante à l’EHESS et auteure d’une thèse au sujet d’Auroville. On estime que 3 millions d’arbres et 10 millions d’espèces végétales ont repoussé. Des insectes et des animaux disparus sont revenus. »
Nadia Loury, présidente d’Auroville Internationale France – association qui a pour objectif d’informer et de soutenir le projet utopique – nuance : « le premier travail des Aurovilliens n’a pas été de faire de l’écologie, mais de survivre. » La cité est attentive aux questions écologiques « parce que c’est du bon sens. »
Ainsi, les pratiques, les recherches et les initiatives écologiques prolifèrent dans les domaines de l’agriculture et des énergies renouvelables. La communauté de Sadhana Forest continue, par exemple, de travailler au reboisement. Les fermes locales – certaines en permaculture – produisent environ 15% de la nourriture aurovillienne. La cantine d’Auroville, appelée « Solar Kitchen », fonctionne grâce à l’énergie solaire.

Travailler au quotidien
« J’ai rencontré de tout à Auroville ; des fatalistes, des anarchistes, des idéalistes, des fous, des hippies, des fermiers, des architectes, des ingénieurs-informaticiens… » énumère Marie Horassius. Tous vivent une « vie normale ». « Ils ont mis en place des petits outils qui sont bêtes mais qui facilitent une sorte de sens dans le vivre au quotidien », ajoute-t-elle. L’idée principale, c’est que toute la communauté met la main à la pâte.
Chacun peut travailler dans le domaine qui lui plaît. En retour, une maintenance (d’environ 180 euros par mois, selon la doctorante) leur est reversée. Les personnes âgées et les enfants peuvent également la recevoir en partie. Les Aurovilliens accèdent librement à l’alimentation ou encore aux structures de soin. Les écoles – Auroville en comporte une dizaine, dont certaines proposant des pédagogies alternatives – sont gratuites pour eux, ajoute Marie Horassius, qui eu l’occasion de vivre sur place.
Un Aurovillien peut également décider de créer son entreprise. Mais il doit, en contrepartie, reverser 33% de ses revenus à la communauté. Contrairement à la volonté de « la Mère », l’argent n’a pas disparu d’Auroville. Dans son mémoire, Marie Horassius écrit : « On m’a expliqué qu’une petite partie des revenus de la ville provient aussi des intérêts bancaires. » « On m’a précisé qu’il fallait « gérer avec la modernité » ». Auroville reçoit aussi des financements de la part du gouvernement indien, de certaines ONG, des associations Auroville International, mais également de personnes privées.
Un fonctionnement bureaucratique
La communauté se gère de façon autonome depuis 1991, quelques années après la signature de l’acte de la Fondation d’Auroville – elle se trouvait avant sous la responsabilité de la Sri Aurobindo Society (SAS). Elle donne naissance à trois entités légales : le « Governing Board », l’« International Advisory Council » et la « Resident Assembly » (l’Assemblée des Résidents). Les membres des deux premières sont désignés par le gouvernement indien tandis que la dernière, est composée de la totalité des Aurovilliens – même si la participation n’est pas obligatoire. Ceux-ci peuvent faire des propositions au « Governing Board », élire un « Working Committee » (composé de 7 personnes) pour les représenter auprès de ce dernier, ainsi qu’accorder un droit de résidence à Auroville.

Expérimenter à travers les conflits
Dans « la ville de l’Aurore », on ne trouve ni tribunal, ni police. Les Aurovilliens sont soumis à la loi indienne et, en cas de crime commis, les forces indiennes peuvent intervenir dans la communauté. « Les conflits et les agressions mineures [sont gérés] par la communauté elle-même », note Marie Horassius. « Lors de conflits, on fait appel au Working Committee pour les résoudre. Ce groupe va alors se déplacer afin de chercher un compromis au litige. Il est difficile d’en rendre dans l’exactitude le déroulement. »
Le quotidien dans la cité utopique est souvent fantasmé, au regard de l’ambiance spirituelle qui y règne et de l’idéal d’une « unité humaine ». Pourtant, « la vie n’est pas rose à Auroville » assène Nadia Loury. Comme partout, des tensions ont lieu entre les habitants. Il y a les architectes qui veulent construire et les fervents défenseurs de la nature qui souhaitent continuer de reboiser les terres d’Auroville. Il y a ceux qui ne voient pas d’un bon œil l’arrivée de nouveaux voisins. Il y a des promoteurs privés qui achètent des terrains dans le centre, « source d’angoisse et de difficultés. » « C’est difficile d’imaginer des outils pour vivre ensemble et de s’entendre », convient Marie Horassius.

Le chemin est long pour devenir Aurovillien. Pendant quelques mois, les « newcomers » (nouveaux arrivants, désigne le statut des personnes en cours d’intégration) doivent se frayer un chemin parmi habitants et touristes, et faire leur preuve avant de devenir entièrement membre de la communauté. Et tout le monde ne s’acclimate pas au pays. Résultat : il y a beaucoup de passages dans « la ville d’Aurobindo ».
Comme souvent, l’utopie a été mise à l’épreuve du quotidien. D’autant plus qu’elle est le lieu de recherches et d’expérimentations constantes. « C’est pour cela qu’Auroville est très difficile à étudier, parce qu’ils changent régulièrement de système » explique la doctorante. Pour décrire Auroville, elle préfère parler de communauté intentionnelle ou encore de Zone Autonome Temporaire (selon le concept du philosophe américain Hakim Bey pour désigner des zones de résistance). Nadia Loury, elle, définit la ville comme un « laboratoire humain évolutif ».
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Sources : Auroville.org, « Aire de recherche, ère de la quête de sens. »
Ethnographie d’une utopie, l’exemple de la communauté internationale d’Auroville,
mémoire de Marie Horassius, 2012, « Un rêve », charte d’Aurorville.
Photos : InOutPeaceProject, Rashi Kalra, Sanyam Bahga, Dinesh Kumar
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