« La différence c’est qu’à Marinaleda nous sommes unis »

Dans le sud de l’Espagne, un village de 3 000 habitants a donné vie à un monde coopératif et égalitaire, où solidarité et prise de décision collective sont les règles. Une expérience sociale et humaine née d’une lutte populaire exemplaire.

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Il faut quitter Séville et parcourir une centaine de kilomètres vers l’est. Le soleil brut de l’Andalousie frappe fort sur les bâtiments vieillis, ornés de dessins et de slogans. Ici on lit « pour une réforme agraire », là « un autre monde est possible », ailleurs encore « une utopie vers la paix ». Pour seul monument, au milieu de ces 25 kilomètres carrés, une église du XVIIe siècle, qui n’abrite rien de plus que deux sculptures de Joseph Fabre et un tableau figurant le calvaire. Sur le fronton de la mairie, ni couronne ni drapeau royal, pas plus que de portrait du roi d’Espagne à l’intérieur du bâtiment. On n’y trouve que les couleurs de la ville : le vert pour l’utopie, le blanc pour la paix, le rouge pour le communisme. Bienvenue à Marinaleda.

L’histoire de ce village de moins de 3 000 habitants commence il y a 40 ans, en 1979, lors des premières élections municipales démocratiques depuis la fin de la dictature franquiste. Le Collectif d’Unité des Travailleurs (bras politique d’un syndicat ouvrier communiste) y obtient neuf des onze sièges d’élus au Conseil municipal, et élit à sa tête celui qui devient à l’époque le plus jeune maire d’Espagne : Juan Manuel Sánchez Gordillo, 27 ans. Il échappe dans la foulée à une tentative d’assassinat mené par l’extrême droite locale, et se lance à la poursuite d’un rêve : construire un lieu de paix et d’égalité, entièrement autogéré. « J’essaye de vivre en agissant pour l’avènement d’un monde et d’un être humain différents, lance-t-il derrière sa longue barbe historique. J’essaye de faire ce que je dis, parce que je pense qu’on est ce qu’on fait, pas ce qu’on dit que l’on aimerait faire. Il faut vivre en accord avec ce qu’on dit, et parler en accord avec ce qu’on vit. »

Une longue lutte collective

Mais la réussite collective racontée aujourd’hui n’est pas née de la simple volonté d’un élu inspiré. Il a fallu une âpre et longue lutte pour construire cette utopie. Car au début des années 1980, les maisons tombent en ruines, les rues du village ne sont qu’épaisses couches de terre battue et la pauvreté est omniprésente. Les sols cultivables manquent et le travail avec. Alors on émigre vers Jean pour ramasser les olives, vers Huelva pour les fraises en été, jusqu’en France pour les vendanges. Commence alors une vague d’occupation de fermes appartenant à des grands propriétaires, avec un slogan : « la tierra para el que la trabaja » (la terre appartient à qui la travaille).

« On faisait des réunions toutes les semaines, pour savoir quelles terres on allait choisir, se rappelle Alberto. Puis un jour, on a décidé qu’on exproprierait el Humoso. » Problème : ces terres sont celles du duc de l’Infantado. « Pas facile, c’est un gros bonnet. On a essayé une, deux, six fois… Un été durant. On arpentait les six kilomètres depuis le village, on avait des ampoules aux pieds, mais on tenait bon. » Le duc fait raser tous les arbres sous lesquels s’abritent les occupants, et accueille les forces de l’ordre sous des oliviers. « La Guardia Civil nous renvoyait vers midi, au moment le plus chaud de la journée. Mais le lendemain, on y retournait, et ainsi de suite. » Il faudra plusieurs années de lutte obstinée pour que le gouvernement andalou cède. « Ils ont surtout cédé parce qu’à l’époque on préparait l’Exposition universelle de 1992, et ils ne voulaient pas que les journalistes mettent la pagaille. « Donnons-leur les terres, qu’on en parle plus », c’est ce qu’ils ont dit. À la sortie de la réunion, puisqu’il fallait de l’eau à ces terres arides, on est allés au barrage de Cordobilla. On y est restés un bon mois, dormant à même le sol, mal abrités. Le gouvernement autonome andalou en a eu assez et a concédé l’irrigation del Humoso. Ça s’est passé comme ça. »

Un travail basé sur l’égalité

L’État rachète 1 259 hectares au duc et les donne à la municipalité. L’exploitation collective débute alors. On produit du piment, des fèves, des artichauts, des poivrons ou encore des olives. On construit un moulin. Une usine met en conserve la production agricole. Le salaire de tous les travailleurs, quel que soit leur poste, est de 47 euros par jour à raison de six heures et demie de travail quotidien aux champs (huit pour un poste à l’usine), quand le revenu moyen ailleurs en Andalousie oscille entre 30 et 35€. Les bénéfices ne sont pas distribués, mais réinvestis pour financer la création de nouveaux emplois, la construction des habitations et des équipements municipaux, ou la subvention des crèches et des restaurants collectifs. Grâce à cela, le village frôle le plein-emploi, le loyer mensuel (identique pour tous) est de 15,52€, l’eau est subventionnée, la taxe d’habitation à moitié prise en charge, la crèche coûte à une famille 12€ par mois et le plat au restaurant municipal est servi pour un euro. La mairie a même créé une chaîne de télévision locale, à laquelle chaque habitant peut participer, et encourage la population à s’exprimer graphiquement sur les murs. Toutes les décisions liées à l’impôt, au logement, à l’emploi ou aux investissements sont soumises à la discussion et au verdict du peuple, au cours de la centaine d’assemblées générales annuelles.

« Je crois que nous avons retenu les leçons de l’Histoire, mais surtout de nos expériences : il s’avère qu’en étant soudés, on obtient des résultats, se félicite Juan Manuel Sánchez Gordillo, réélu aux dernières élections avec plus de 70% des voix. Les petites victoires te motivent pour les suivantes. On en a eu beaucoup et cela nous a fait voir qu’il était possible de vivre autrement, avec d’autres valeurs. Ce n’est pas simple dans un monde avec dix-sept chaînes de télévision dans ta maison qui te disent le contraire. C’est la voix du patron qui sort de ces boîtes bêtifiantes. La voix du peuple doit se superposer à celle-là et cela n’est possible que si l’on prêche par l’exemple. L’exemplarité est fondamentale pour tout dirigeant, toute personne ayant une responsabilité politique, publique ou sociale. Je pense que le pouvoir de l’exemple est un pouvoir fondamental pour l’avenir. »

Alors le maire s’applique évidemment le principe d’égalité salariale, et partage ses indemnités de parlementaire avec différentes organisations du village. « Je dois vivre avec le même salaire que tout autre Marinaleno salarié, explique-t-il. Sinon, comment pourrais-je m’adresser à lui ? Le regarder en face ? Pour le comprendre, je dois vivre comme lui. » Une solidarité omniprésente à Marinaleda, comme l’explique simplement Guillermo. « Un villageois à qui il manquerait quelque-chose, moi et tous les autres villageois irions l’aider, lui apporter ce qu’il faut. Moi, je me suis vu dans le besoin, et j’ai tout de suite reçu le soutien des voisins. En somme, c’est une expérience. Si on t’aide, tu dois aider en retour. Et si tu aides, on t’aidera pour sûr. C’est simple : si tu sèmes, tu récoltes. Si tu ne sèmes rien, tu ne récoltes rien. »

Une opposition minoritaire

« Notre vie, finalement, est comme toutes les autres, comme partout, assure Francisca, une autre habitante. Seulement nous travaillons ensemble, nous allons aux champs ensemble, et tout s’est toujours décidé en assemblée. La lutte a été collective, le travail volontaire aussi. Est-ce transposable ailleurs ? Je ne sais pas. C’est par nécessité que ces choses-là surgissent. Ici, quelqu’un est arrivé avec une idée géniale et les gens l’ont soutenu. Et grâce à la foi, car la foi déplace les montagnes, grâce à la foi en l’utopie et en bien des choses, on a réussi à faire exister Marinaleda. »

Si le village suscite la curiosité de nombreux élus et médias internationaux, cette expérience est encore vivement critiquée par l’opposition locale, qui accuse la municipalité de vivre majoritairement d’aides de l’État, de la communauté autonome d’Andalousie ou de la députation de Séville. Le journal en ligne Tercera Información affirme cependant, dans plusieurs publications, que Marinaleda reçoit moins de subventions que la moyenne des municipalités de l’Andalousie. Pour Juan Manuel Sánchez Gordillo, c’est ailleurs qu’il faut chercher les causes de la réussite de son village : il ne s’agit pas d’argent mais de choix politiques, liés au monde social et humain que l’on souhaite développer. « La différence, c’est qu’ici nous sommes unis, et nous ne formons qu’un, ou qu’une, à la poursuite d’un rêve. La différence est qu’ici, nous nous dressons contre l’injustice et le « désordre établi » quand c’est nécessaire. Cette utopie n’est pas quelque chose d’inaccessible, mais des droits que l’on obtient en luttant. Nous avons lutté collectivement pour ce rêve et nous l’avons en partie réalisé : nous avons obtenu des terres, une industrie, des logements destinés à ceux qui en ont besoin, du bien-être…»

Et si l’utopisme radical pouvait donner vie à l’utopie ?

Photos : Comisión de Audiovisuales Acampada Zaragoza

Sources : Tercera Información, Human.

Ce reportage est issu de la série « Utopies réelles » (1/4) :
Partout dans le monde, des gens réfléchissent et agissent pour inventer de nouveaux modèles de société. Ils vivent à quelques dizaines ou par millions, à quelques heures de Paris ou à des jours de voyage, ils se basent sur des modèles sociaux, écologiques, féministes, spirituels… Ils franchissent des obstacles, se heurtent à des murs. Ils donnent vie à des utopies. Impact(s) est allé à leur rencontre.