«Les Cubains ne sont pas des gens malheureux et opprimés qui attendent d’être sauvés»

Pour le dernier épisode de notre série consacrée aux expériences cubaines, nous avons discuté avec deux Françaises installées à Cuba. Marie, 29 ans, est traductrice et vit sur l’île depuis quatre ans. Alicia, qui travaille dans le tourisme, a 38 ans et est résidente depuis neuf ans. Rationnement, secteur public, liberté de la presse ou encore élections : les deux Havanaises apportent quelques précieux éclairages.

On entend souvent parler dans les médias français de tickets ou de carnet de rationnement, qu’en est-il exactement ?

Marie : Cela fait référence à la Libreta. C’est un carnet d’approvisionnement qui garantit des aliments chaque mois à chaque personne. Le terme rationnement renvoie plutôt à la limitation pendant la guerre, ce n’est pas la même chose. On reçoit du riz, des pois, de l’huile, du café, du poulet, des allumettes, du sucre, du lait pour les enfants jusqu’à 7 ans ou les personnes âgées, des pâtes, entre autres choses. Il s’agit d’une base, d’un moyen de donner à tous un minimum. On va les chercher dans les bodegas, des magasins spécialisés pour ce type de vente dans chaque quartier. Après, on fait le reste des courses dans d’autres magasins. On peut retrouver tous ces aliments en vente libre dans les marchés.

Alicia : Il faut préciser que les aliments de la Libreta sont subventionnés par l’État, donc quasiment gratuits pour les Cubains et les résidents. Même à l’échelle du salaire local, c’est dérisoire. Le pain par exemple, coûte cinq centimes de pesos, c’est difficilement convertible en euros tellement c’est faible. Cela correspond à un cinquième de centime français…« L’inquiétude des jeunes n’est pas de savoir s’ils vont trouver du travail »

Le taux de chômage à Cuba est l’un des plus faibles du monde (1,70%). Quels sont les éléments d’explications selon vous ? 

Marie : Il est facile d’avoir un travail, car il y a beaucoup de places. Souvent plus de places que de travail. Il y a quand même des personnes qui ne travaillent pas et qui vivent de l’argent envoyé par leur famille, mais c’est par choix. Il y a une réelle volonté du gouvernement de proposer des études qui mènent vers un travail, ce qui semble logique, donc il doit faire en sorte de valoriser les filières où l’on pourra proposer des places ensuite. L’inquiétude des jeunes n’est pas de savoir s’ils vont trouver du travail, mais plutôt de savoir s’ils vont trouver un travail dans une entreprise qui leur plaît.

Alicia : Le secteur public est très important à Cuba, de fait l’État peut donc proposer beaucoup d’emplois et limiter le chômage. Tout ça a un coût bien sûr, mais comme de nombreux secteurs sont gérés par le public, ce sont des postes utiles. Le chômage des jeunes est particulièrement faible aussi en raison du service social.

Qu’est-ce que le service social ?

Marie : Après ses études, chaque étudiant se voit attribuer une place dans une entreprise publique et fait son service social, c’est-à-dire qu’il travaille pendant deux ans et ne peut pas partir avant d’avoir terminé. Il gagne environ 275 pesos suivant le travail et peut gagner plus suivant ses résultats. Ensuite, quand il arrive au terme des deux ans, il peut rester travailler au même endroit ou chercher un autre emploi.

«Historiquement, il y a toute une politique très protectrice autour du logement»

Alicia : Théoriquement, c’est une sorte d’engagement symbolique entre un jeune Cubain et l’État. Tu as reçu une éducation gratuite, de la maternelle jusqu’à l’université, donc quand tu sors du système scolaire tu dois travailler pour ton pays. En pratique, cela veut dire que chaque Cubain qui termine ses études, quels que soient son niveau scolaire et sa filière, est sûr d’avoir un emploi. Certains, qui souhaitent partir à l’étranger ou travailler dans le privé, ne peuvent donc pas le faire tout de suite.

Contrairement à des pays riches, comme la France ou les États-Unis, on ne voit pas de SDF dans les rues de Cuba. Pourtant, c’est une région du tiers-monde… Comment l’expliquer ?

Marie : La révolution a permis à chaque famille d’avoir sa propre maison, même si très souvent la cohabitation peut être difficile car il y a plusieurs générations ensemble. Mais on ne peut pas être expulsé de sa maison, ça n’existe pas.

Alicia : Historiquement, il y a toute une politique très protectrice autour du logement, avec l’impossibilité d’avoir plusieurs propriétés par exemple, ou l’interdiction d’investir pour les non-résidents, ce qui empêche la spéculation. Cela permet de laisser des prix très bas, y compris dans les zones les plus demandées. Récemment, ces règles ont été assouplies, mais cela reste relativement limité, on ne peut acheter une résidence secondaire que dans certaines régions, par exemple.

Constate-t-on des changements dans les prix des logements depuis l’assouplissement des lois sur la propriété ?

Marie : Je ne connais pas bien les prix des logements. Certaines familles louent leur logement à d’autres Cubains – pas pour du tourisme donc -, mais cela reste marginal et de toute façon pas déclaré, donc difficile d’avoir des chiffres clairs sur ce sujet. Pour ma part, j’ai acheté mon appartement de 67 mètres carré à La Havane pour 13 000 dollars cubains, soit à peu près 11 500€.

Alicia : Pour les touristes, les logements locaux restent très abordables. Une Casarevient à environ 20 ou 30€ la nuit pour un couple. Pour les locaux, la plupart ont leur propre maison et il y a très peu de mouvements et de transactions. Depuis que je vis ici, je n’ai jamais vu quelqu’un déménager.

Le conseil des ministres a annoncé une augmentation salariale de 68% prenant effet en juillet pour les employés de la fonction publique, dont le salaire moyen passe ainsi de 634 pesos (26 dollars) à 1 065 pesos (44 dollars). Comment un pays peut-il augmenter autant le salaire de ses fonctionnaires ?

Marie : C’est le choix du gouvernement pour relancer le pouvoir d’achat, car les prix des produits ont augmenté ces derniers mois. Il y a eu des augmentations de salaire significatives, et par ailleurs le prix ne peut plus monter* maintenant.

*Ndlr : le président cubain a en effet annoncé cet été que les autorités allaient geler les prix des biens et des services afin de maintenir le pouvoir d’achat de la population.

«Peu de Cubains avaient accès à internet jusqu’à maintenant»

Alicia : Encore une fois, comme le secteur public est très important ici, le gouvernement peut plus facilement activer des choix politiques forts, car cela implique moins d’acteurs. En France, si vous voulez augmenter le pouvoir d’achat des gens, il faut se lancer dans des négociations avec le secteur privé, pour travailler sur les salaires. Le rapport de force est compliqué et cela se transforme rapidement en bras de fer. Et je ne parle même pas de travailler sur un contrôle des prix…

Comment s’informent les Cubains ? Peut-on accéder à des médias indépendants ?

Marie : Sur internet les Cubains peuvent trouver des blogueurs de toutes tendances confondues politiquement. C’est arrivé en retard parce qu’internet est arrivé tardivement.

Alicia : Tous les médias et journaux officiels sont publics, qu’ils soient nationaux ou locaux. Pour trouver une information alternative ou une presse d’opposition, il faut chercher du côté des journalistes ou des agences indépendantes, qui sont soit uniquement accessibles en ligne, soit installées à l’étranger. Le problème étant que peu de Cubains avaient accès à internet jusqu’à maintenant. La situation s’est nettement améliorée récemment. Il faudra être vigilant à une éventuelle régulation, car le gouvernement estime que l’accès à internet doit servir à défendre la révolution.

Peut-on travailler librement quand on est journaliste à Cuba ?*

Marie : En tant que journaliste indépendant tu peux faire ce que tu veux, mais les grands médias sont publics et suivent une ligne éditoriale, donc tu ne seras jamais publié sur ces canaux-là.

Alicia : La difficulté c’est d’avoir accès à des personnes du gouvernement. Je ne pense pas que l’on pourra lire sur un média indépendant une interview du président, par exemple. De ce point de vue-là, on peut dire que ça complique la tâche. En revanche, si un journaliste veut faire un reportage dans tel ou tel quartier, raconter la vie des Cubains, les élections ou quoi que ce soit, et le publier sur un média indépendant, ces contenus seront accessibles en ligne sans problème, il n’y a pas de censure. Après, c’est difficile de savoir ce qui pourrait être de l’ordre d’une auto-censure : je ne vais pas traiter de ce sujet-là parce que je vais sans doute avoir des soucis… Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas le meilleur endroit où s’installer pour faire de l’investigation.

*Ndlr : Reporters sans frontières classe Cuba au 171e rang des pays du monde en termes de liberté pour la presse. Cependant, dans son dernier rapport (2018), RSF ne fait mention d’aucun journaliste emprisonné, tué, pris en otage ou disparu à Cuba. Sur les 326 journalistes détenus dans le monde, la plupart le sont en Chine (52) et en Turquie (43).

En tant que citoyen, quelles sont les actions possibles pour s’opposer au gouvernement ? Peut-on manifester, protester contre des décisions d’une manière ou d’une autre ?

Marie : L’opposition n’est pas organisée. Elle prend des formes diverses, pas forcément politique, ou en tout cas plutôt symbolique, par exemple le boycott d’événements nationaux, comme le défilé du 1er mai.

«À Cuba, la politique n’est pas un métier»

Alicia : Je n’ai pas senti à Cuba une très forte politisation des citoyens, comme en France. Ici, la plupart des gens sont assez indifférents au gouvernement, aux élus, au pouvoir. La seule chose qui les intéresse, c’est concrètement leur travail, leur salaire, leur logement, etc. Quand une décision politique est prise, elle est jugée à l’aune de ces éléments très concrets, peu importe qui le met en place. Et globalement, quand une décision ne va pas dans le sens que l’on souhaite, je sens plutôt une tendance à l’indifférence qu’à la protestation.

En tant que militant politique, quelle place peut-on occuper à Cuba ? Peut-on se présenter pour s’opposer au gouvernement et au parti unique ?

Marie : Tout le monde peut se présenter, et peu importe son appartenance ou pas au parti unique – qui n’est pas obligatoire – parce que l’élection se fait sans étiquette politique. Un opposant au gouvernement se présente comme les autres au niveau des quartiers. Ils sont peu nombreux et peu élus. Ils présentent leur biographie et on vote à partir de ça. À noter qu’à Cuba, la politique n’est pas un métier, et les mandats ne sont pas rémunérés. Tous les élus conservent leur travail et assument cette charge en plus.

Alicia : Contrairement à la France, on fonctionne avec une pyramide inversée. On élit les représentants à l’échelle des quartiers, puis des villes, des régions et ainsi de suite jusqu’au président. Donc n’importe qui peut se présenter dans son quartier et aller de niveau en niveau jusqu’à l’Assemblée. Il y a des discussions dans le quartier pour choisir les représentants, et ceux qui souhaitent être élus ont juste une sorte de fiche d’identité et une biographie. Donc on ne vote pas pour un parti ou un programme, mais pour un représentant, un peu comme pour les délégués de classe. On choisit le voisin qui va le mieux nous représenter, pas une étiquette politique.

On lit dans les médias français que les gens votent pour le parti communiste car ils subissent des pressions au travail, ou dans leur quartier. Le constatez-vous ?

Marie : Je n’ai jamais vu ou entendu parler de pression, personne ne sait ce qu’on vote.

Alicia : J’ai voté plusieurs fois et je n’ai jamais ressenti une ambiance différente de ce que j’ai connu en France. Il y a un isoloir, personne ne m’a demandé mon vote ou ne m’a demandé d’aller dans un sens particulier. Encore une fois, je ressens une politisation plutôt faible ici. On regarde beaucoup Cuba de l’étranger et on analyse tout avec notre prisme ultra-politique, mais la vie des Cubains ne tourne pas du tout autour de ces sujets, me semble-t-il.

Quelle est l’aura du Parti communiste et des héritiers de la révolution aujourd’hui ?

Alicia : Chez les générations les plus anciennes, la révolution garde encore une aura très forte. Leur vie a vraiment été transformée. Pour le coup, le caractère dictatorial du régime en place avant 1959 n’est contesté par personne, donc le changement n’est pas neutre. Les générations intermédiaires y sont également sensibles, mais plutôt par éducation et par des aspects symboliques. Enfin, les jeunes générations sont assez conscientes des acquis de la révolution, notamment les plus visibles comme l’éducation ou la santé, mais n’ont pas de réel attachement au parti communiste ou à ses figures. Beaucoup rêvent de partir pour gagner plus d’argent, mais peu sont véhéments à l’égard de leur pays. Bien sûr ce sont des généralités, qui mériteraient d’être nuancées.

Que peut-on apprendre de Cuba ?

Alicia : Le regard des Cubains sur Cuba est très différent de celui que l’on porte sur l’île depuis le reste du monde. Au-delà de l’éternel duel pro ou anti, révolutionnaires sacrés contre impérialisme américain d’un côté, lumière de l’évolution contre obscurantisme communiste de l’autre, on vit plutôt très bien compte tenu du niveau de vie global du pays. On est dans un pays du tiers-monde, et pourtant personne ne dort dehors, personne ne meurt de faim, on est soigné, éduqué, et on travaille… Il ne faut pas croire que les Cubains sont des gens malheureux et opprimés qui attendent d’être sauvés. Ce qui n’enlève rien au débat que l’on peut avoir par ailleurs sur le fonctionnement de la presse ou du pouvoir, pour prendre les exemples les plus discutés.