À l’heure où une partie de la France rêve de démocratie participative et de référendums d’initiative citoyenne, Cuba a adopté une nouvelle Constitution, débattue pendant plusieurs mois à travers tout le pays. La moitié des propositions d’ajouts, de modifications ou de suppressions remontées par les citoyens a été adoptée par le Parlement.
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133 681 réunions, 8 945 521 de participants à travers le pays et à l’étranger, 1 706 872 propositions de modifications, d’ajouts ou de suppression… C’est un véritable bouillonnement démocratique qui a eu lieu pendant quatre mois à Cuba. Le projet de nouvelle Constitution, voté par l’Assemblée en juillet 2018, a été soumis au débat dans les comités de quartiers, les universités, les entreprises. Des actions de façade ? Pas vraiment, puisque parmi les 1 706 872 interventions relevées par les comptes rendus de réunions, et regroupées en 9 595 propositions types, la moitié a été reprise dans le texte.
Ainsi, le nouveau texte abandonne le vocable de « communisme » pour lui préférer « socialisme », capitalise en partie l’économie, et reconnaît la propriété privée. L’éducation reste entièrement gratuite, malgré une proposition de l’État visant à mettre fin à la gratuité à l’université après la licence – proposition rejetée par les assemblées citoyennes. Cette Constitution ouvre la voie à une possible légalisation du mariage homosexuel, et avance par ailleurs sur le plan juridique, reconnaissant le droit à l’habeas corpus (interdiction d’emprisonner sans jugement), le droit à un avocat pour toute personne dès son arrestation, la présomption d’innocence, et le droit de porter plainte contre l’État.

Adopté par le Parlement en décembre 2018, le texte modifié a été soumis au vote direct de la population en février 2019. Traditionnellement, les opposants politiques utilisent les bulletins blancs ou nuls pour manifester leur désaccord. Cette fois-ci, ils ont appelé très clairement à voter « non ». Si les partisans du « non » ont été absents des campagnes à la télévision ou sur les bus, barrés du slogan « YoVotoSi » (« Je vote oui »), ils ont en revanche mené une grande campagne d’opposition sur les réseaux sociaux. Malgré tout, l’opposition reste minoritaire et les Cubains ont approuvé à 86,8% la nouvelle Constitution. Celle de 1976 avait été approuvée à la quasi-unanimité, ce qui montre le chemin parcouru par l’opposition, pas aidée cette fois-ci par l’agressivité politique de Donald Trump, qui de l’aveu même du président cubain Miguel Diaz-Canel, a incité les Cubains à voter « oui » pour réaffirmer leur indépendance.
Mais comment se sont déroulées ces réunions ? À quoi ressemblaient, très concrètement, ces débats autour d’un texte aussi complexe qu’une Constitution ? Un Cubain nous raconte.
« Il n’y a qu’à Cuba qu’on peut faire ça » : un modèle de participation politique à l’épreuve
Par P. Del Castillo
20 heures. De sa chaleur humide, la nuit enveloppe Marianao, un quartier comme les autres, dans l’ouest de la ville. Sur la chaussée cabossée de la rue 49, on est une poignée à se compter : « Pourtant, le feuilleton ne commence qu’à 21 heures », déplore Miriam, membre du Parti communiste, la cinquantaine. Il faut dire que la réunion qui doit rassembler les membres de quatre CDR (Comités de défense de la Révolution, comités rassemblant les habitants d’un pâté de maisons, ndlr.) fait doublon avec les débats organisés dans les entreprises ; on a voulu la discussion la plus large possible, même les résidents à l’étranger sont consultés via internet, une première.

20 h 15. Une quinzaine de personnes entonnent la Bayamesa, en demi-cercle face aux emblèmes de la nation, drapeau et écusson accrochés au grillage d’une maison, avec une solennité un peu galvaudée par l’habitude. On écoute distraitement le préambule, rapidement lu par Miriam, d’une voix monocorde. « Je vous rappelle qu’il ne s’agit pas de parler des problèmes du quartier », insiste-t-elle, avant de souligner le caractère exceptionnel du rendez-vous. Tout peut être remis à plat, chacun peut proposer la modification, la suppression ou l’ajout d’un paragraphe. « C’est une chance, il n’y a qu’à Cuba qu’on peut faire ça », signale Miriam, qui lira un résumé de chaque partie du texte avant de laisser la parole aux citoyens. Les amendements, non soumis au vote, sont consignés par une secrétaire de séance ; ils seront centralisés au niveau municipal avant de remonter à la commission nationale chargée de soumettre une nouvelle mouture au Parlement. Le texte final sera ratifié par referendum le 24 février prochain.
S’emparer du texte : une gageure
Rogelio, un retraité, est le premier à prendre la parole, qui s’inquiète de privilèges accordés aux étrangers en matière d’investissement. Et la secrétaire de noter sa proposition bien qu’elle relève du malentendu : si l’encadrement de l’implantation des capitaux étrangers figure bien dans le texte, le projet n’autorise pas la création de petites entreprises ou l’accès à l’immobilier par les non-résidents. Dans d’autres réunions, ce sont les dispositions relatives à la double nationalité qui génèrent des incompréhensions, malgré les efforts de pédagogie des médias. Aussi inadéquat que soit un amendement, personne n’est habilité à empêcher son enregistrement.

20 h 30. On ne se presse pas pour participer. « C’est un congrès de muets ou quoi ? » finit par s’exaspérer Miriam. Silence. Preuve que la démocratie participative ne se décrète pas. « Dans mon entreprise, nuance Aramis, on a plus parlé. On a du personnel très formé, on est intervenu sur le mariage gay, les prérogatives du président, la double nationalité, le droit des animaux. Je crois que cela dépend du niveau d’éducation. » La lecture des 755 paragraphes a dû en rebuter plus d’un.
Silences, interrogations, certitudes
Ce soir, à Marianao, comme dans d’autres quartiers, bon nombre de changements passent à la trappe : si certains paraissent techniques comme l’autonomie des entreprises d’État, ils peuvent ouvrir la voie à des transformations cruciales. On ne dira rien sur le flou qui entoure les moyens de production ayant vocation à rester dans le giron de l’État. On élude aussi les grands principes — le socialisme, dont on ne conçoit pas qu’ils soient négociables. Quant à la disparition de « l’édification du communisme » en tant que visée d’une société affranchie de « l’exploitation de l’homme par l’homme », qui a ému la presse étrangère, elle passe inaperçue à Cuba où il y a longtemps que d’autres mots d’ordre (« un socialisme prospère et durable ») sont mis en avant.

D’autres paragraphes mettent les Cubains face au fait accompli : pour rattraper son retard sur la loi, le texte entérine les transformations socioéconomiques (types de propriété) consécutives à des décisions du 6e congrès du Parti (2011) et qui contrevenaient à la Constitution en vigueur. Le contrôle de la constitutionnalité ressortissant toujours du législatif, l’introduction de la notion d’« État socialiste de droit » risque de rester une déclaration de principes…
20 h 40. Tandis qu’elle résume les articles sur le droit à l’éducation, Miriam est interrompue par un étudiant : « Il faut changer le paragraphe 220 et maintenir la gratuité de l’enseignement supérieur, même au-delà du niveau licence. » Un autre jeune abonde dans le même sens : on ne transige pas s’il s’agit de santé ou d’éducation, les acquis sacrés de la Révolution.
20 h 55. Fin de la réunion. On est finalement une trentaine à se disperser, alors que retentit le générique du feuilleton brésilien.
*Texte initialement publié sur « Cubania », blog donnant la parole aux Cubains pour exprimer des points de vue. Reproduit avec autorisation.
Ce reportage fait partie de la série :
Que peut-on apprendre de Cuba ? (3 / 4)
Sujet aux caricatures et aux interprétations contradictoires, Cuba n’en reste pas moins un pays à part, dont les résultats dans de nombreux domaines étonnent. Dans un contexte économique et géopolitique très particulier, cette île du tiers-monde a mené des expériences dont la réussite est internationalement reconnue, et qui inspirent de nombreux autres pays.