L’île de la santé

Espérance de vie, formation des médecins, recherche pharmaceutique : les résultats cubains font figure d’exception parmi les pays en voie de développement, et placent l’île au niveau des nations les plus riches du monde. Depuis les années 1960, Cuba a développé un modèle de santé ultra-performant, qualifié par l’OMS d’« exemple à suivre ».

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C’est jour de vaccin pour Emma. À deux mois, elle va connaître ses premières piqûres, et cela ne semble pas l’inquiéter outre-mesure. Blottie dans les bras de sa mère, elle jette tout autour d’elle des regards calmes et curieux. Un long drap blanc la recouvre en partie, pour la protéger d’un soleil brut qui frappe fort sur la terre battue. Sur les longs bancs qui longent les murs usés, une dizaine de familles attendent leur tour. Quand vient le sien, Emma ne bronche pas. Sa mère échange quelques mots avec une femme en blouse blanche, dans un espagnol accentué et difficilement compréhensible, avant de l’asseoir sur une longue table métallique recouverte de cette sorte de nappe en papier hygiénique que l’on connaît bien. Emma préfère s’allonger sur le dos, les jambes en l’air. « Elle se croit à Varadero ? », lâche la médecin dans un sourire, en référence à la station balnéaire recouverte de plages paradisiaques qui fait face à la Floride, au nord de l’île.

Le vaccin ne perturbe pas Emma, qui réagit à peine et retourne dans les bras de sa mère. Celle-ci plonge dans son sac quelques médicaments pour prévenir d’une éventuelle montée de fièvre. On quitte le centre de soin sans payer, sans même avoir fourni un quelconque équivalent de carte vitale. À Cuba, l’accès gratuit à tous les services de santé est garanti. C’est l’une des réussites incontestables du système, qui permet aux Cubains de naître avec une espérance de vie de 79,74 ans selon les dernières données de la Banque mondiale, ce qui place le pays au niveau des cadors de l’OCDE, devant les États-Unis (78,64 ans) et loin devant ses voisins d’Amérique latine et des Caraïbes (75,54 ans).

Des soins gratuits pour tous, une aubaine dans un pays où le salaire mensuel moyen atteint à peine les 44 dollars (il vient de doubler dans la fonction publique sur décision du gouvernement), et où deux mondes parallèles se côtoient. Car Cuba est la seule nation mondiale à émettre deux monnaies : d’un côté le CUP, peso national non-convertible, utilisé notamment pour payer les salaires ; de l’autre CUC, indexé sur le dollar et convertible dans toutes les devises, utilisé dans l’industrie touristique, dont on prévoit la suppression depuis plusieurs années, mais qui existe toujours. Ce qui génère un gouffre entre deux niveaux de vie : celui, relativement élevé, des activités à destination des touristes, et celui, relativement bas, du reste de la population. Ainsi, un chauffeur de taxi gagne bien mieux sa vie qu’un médecin. Les médecins, qui dépendent de l’État, font cependant partie des 1,5 million de travailleurs du public concernés par l’augmentation salariale de 68% votée par le gouvernement, entrée en vigueur au 1er juillet 2019, faisant passer le salaire moyen à 44 dollars.

L’école de médecine de la Havane, « la plus avancée au monde »

Un fonctionnement qui n’a visiblement pas altéré les vocations. Si beaucoup d’étudiants en médecine rêvent de profiter de la forte politique de diplomatie médicale pour partir à l’étranger et augmenter sensiblement leurs revenus, Cuba s’appuie tout de même sur un maillage serré du territoire en termes de santé, avec par exemple un médecin généraliste pour 147 habitants. C’est deux fois plus qu’en France (1 pour 299). Alors qu’il n’y avait que 6 000 médecins au moment de la révolution, dont la moitié a fui le pays à ce moment-là, Cuba en a depuis formé 110 000. Et pas n’importe comment. L’école de médecine de la Havane, dont les critères d’admissibilité sont plus bas qu’en France, est pourtant considérée comme « la plus avancée au monde », selon l’ancien secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon. Admise comme une filière de référence, elle forme aujourd’hui 11 000 jeunes venus de 120 nations, sur un campus impressionnant dont les murs semblent ne jamais se terminer, en bord de mer caribéenne.

On vient donc se former sur l’île, et on vient même s’y soigner. On ne compte plus les Américains qui traversent le golfe pour une opération, notamment des yeux, l’une des spécialités locales. En sens inverse, Cuba déploie sans cesse ses personnels médicaux à travers le monde. Depuis la révolution, 135 000 médecins et autres soignants se sont rendus sur des terrains de catastrophes naturelles ou humanitaires. Ils sont encore 50 000 en mission aujourd’hui dans 66 pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, selon le ministère de la Santé cubain, dont 460 en Sierra Leone, Guinée et Liberia, pour lutter contre le virus Ebola. Une diplomatie médicale qui a valu à Fidel Castro de devenir le premier chef d’État à recevoir la médaille de la Santé pour tous, décernée par l’Organisation mondiale de la santé. En 2014, celle-ci qualifiait d’ailleurs le système de santé cubain d’« exemple à suivre ».

Cuba, premier pays au monde à avoir éliminé la transmission du virus du sida (VIH) de la mère à l’enfant

La recette n’est pas vraiment secrète. Rien dans cette réussite ne tient du miracle. Selon les chiffres de l’OMS, Cuba dépense tout simplement 11,1% de son PIB pour sa politique de santé. Une fortune dans un pays en voie de développement. C’est presqu’autant qu’en France (11,5%) et plus que la moyenne des pays de l’Union européenne (10,5%). Résultat, les médecins sont nombreux et bien formés comme déjà évoqué, mais pas seulement. Cuba est internationalement reconnue pour le succès de son modèle de santé, qui dépasse celui de la plupart des pays en voie de développement et est largement comparable à celui des pays développés. Depuis son développement en 1959, il a notamment permis d’éradiquer certaines maladies, de fournir un accès général à l’eau potable et à une salubrité publique de base, de disposer de l’un des taux de mortalité infantile les plus bas de la région et de l’une des plus longues espérances de vie. Cuba est par ailleurs le premier pays au monde à avoir éliminé la transmission du virus du sida (VIH) et de la syphilis de la mère à l’enfant.

Une révision des indicateurs sociaux de Cuba révèle une amélioration presque continuelle de 1960 à 1980. Et plusieurs indices majeurs, tels que l’espérance de vie et le taux de mortalité infantile, ont même continué de se bonifier pendant la crise économique du pays dans les années 1990. Aujourd’hui, la performance sociale de l’île en matière de santé et de salubrité publique est documentée comme l’une des meilleures du monde, parmi les pays en voie de développement, par de nombreuses sources internationales, notamment la Banque mondiale, l’Organisation mondiale de la santé, le Programme des Nations unies pour le développement et d’autres agences de l’ONU.

Reste que Cuba est encore confrontée à des enjeux majeurs. L’accès aux hôpitaux en est un. Car être bien soigné à l’hôpital est une chose. Mais encore faut-il y arriver à temps. Or, les routes sont souvent en piteux état – et de toute façon peu de Cubains possèdent leur propre voiture –, et le réseau de transport en commun est très aléatoire. Résultat, les urgences sont parfois difficiles à prendre en charge. Les bas salaires provoquent des niveaux aléatoires d’investissement du personnel d’un établissement de santé à l’autre. Les Cubains peinent par ailleurs à accéder à certains traitements, notamment de maladies graves comme le cancer, quand ceux-ci sont principalement développés par des laboratoires américains. Et la filière n’est pas épargnée par les systèmes de trocs qui fleurissent dans tous le pays pour faire face aux bas salaires : ainsi, certains médicaments sont détournés des pharmacies pour être revendus au marché noir au moment des pénuries. Une pratique marginale mais bel et bien réelle.

Comme souvent, l’île a su tirer parti de ses difficultés. Pour ne pas être dépendante des laboratoires étrangers, le pays a développé une industrie pharmaceutique nationale de grande envergure. Des efforts constants dans le domaine de la recherche qui ont notamment permis de faire émerger un médicament pour éviter les amputations liées à l’ulcère du pied diabétique, lequel a permis de diminuer de 20% les amputations sur l’île, et qui a déjà soigné 200 000 personnes ailleurs dans le monde. Cuba est par ailleurs le seul pays au monde à avoir créé un vaccin thérapeutique contre le cancer du poumon, le Cimavax, qui ne prévient pas l’apparition de la maladie, mais ralentit la progression des tumeurs. Une trouvaille du Centre d’immunologie moléculaire (CIM) de La Havane.

« Même en période de difficultés économiques, le gouvernement cubain a toujours apporté son soutien politique et financier aux biotechnologies. Il a investi environ un milliard de dollars dans la recherche-développement au cours des vingt dernières années », note l’OMS. Une politique qui a porté ses fruits : aujourd’hui, les médicaments sont les produits les plus exportés de l’île après le nickel. Une manne de 600 millions de dollars par an, soit le double des exportations de cigares et de rhum. Une source d’inspiration pour d’autres pays ?

Sources des données : Organisation Mondiale de la Santé, ONU, UNICEF, Banque mondiale, Insee.

Ce reportage fait partie de la série :

Que peut-on apprendre de Cuba ? (1 / 4)

Sujet aux caricatures et aux interprétations contradictoires, Cuba n’en reste pas moins un pays à part, dont les résultats dans de nombreux domaines étonnent. Dans un contexte économique et géopolitique très particulier, cette île du tiers-monde a mené des expériences dont la réussite est internationalement reconnue, et qui inspirent de nombreux autres pays.