Empêtrée dans des jeux d’influence entre oligarques, polluée par des conflits d’intérêts quotidiens et étouffée par une précarité généralisée, la presse souffre et s’est mise à dos une grande majorité des citoyens qu’elle est censée informer. Pourtant, dans l’ombre des médias dominants, de nouveaux canaux indépendants émergent. Ils sont innovants, se revendiquent lents, assument leur subjectivité ou encore se déclarent à but non lucratif. Chacun à leur manière, ils proposent de s’informer autrement.
Quand il s’agit d’information, il est des phrases qui sont devenues des poncifs. Les médias de masse sont unanimement rejetés et leurs journalistes largement détestés – quand ils ne sont pas agressés verbalement ou physiquement sur le terrain. Peu encline à se remettre en question, la profession – pour son pendant mainstream – a choisi de se replier sur elle-même et de répondre par l’absurde, vantant son indépendance à ceux qui l’accusent d’être liée au capital, criant son objectivité à ceux qui l’accusent d’être partisane, arguant rigueur et sérieux des enquêtes quand les fausses informations et les dépliants publicitaires s’accumulent, comme s’il suffisait de dire pour être, comme si la négation en bloc avait une vertu auto-réalisatrice.
Il faut voir les présentateurs de JT clamer de conférences en tables-rondes qu’aucun sujet n’est interdit, quand on se souvient par exemple qu’un grave accident de chantier de Bouygues, qui avait fait la Une de la presse française, avait parallèlement été complètement absent des JT de TF1, propriété… du groupe Bouygues. Ou comment « Merci patron » de François Ruffin, phénomène de box-office (500 000 entrées, quand un documentaire français tourne à moyenne à 25 000 la même année) et césarisé, a été passé sous silence dans les médias du groupe LVMH, propriété… de Bernard Arnault, la cible du film. Il faut voir David Pujadas dans une scène irréaliste lors d’un festival de journalisme, se défendre de connivence avec les acteurs politiques avec l’argument imbattable qu’il ne fait que déjeuner avec eux, sans jamais accepter de dîner (oubliant d’ailleurs au passage, si l’argument valait quelque chose, qu’il est membre du Siècle, un club d’influence regroupant dirigeants politiques, économiques, culturels et médiatiques français, se réunissant autour de… dîners). Il faut voir les patrons de chaînes brider les enquêtes de leurs journalistes sans s’en cacher (Vincent Bolloré à Canal+, Nicolas de Tavernost à M6…).

Autant de réflexes corporatistes et de comportements aberrants qui ont conduit les journalistes dans le top 5 des métiers les plus détestés par les Français avec les politiciens, les publicitaires, les assureurs et les footballeurs. Comme souvent, on met alors dans le même sac têtes d’affiche et petites mains des rédactions, vedettes médiatiques et pigistes précaires, directeurs de rédaction et stagiaires de l’open-space, pour incriminer « les journalistes », ce qui a autant de sens que d’englober « les politiques qui ne font rien », quand les territoires regorgent d’élus locaux hyperactifs, ou encore « les footballeurs qui gagnent des millions », quand un joueur professionnel évoluant au plus haut niveau en France gagne en moyenne 570 fois moins que les Ronaldo ou Messi.
Reste que le problème est là. Si la conclusion sur les journalistes est erronée, le constat sur les médias n’en est pas moins juste. Mais, comme toujours, les personnes importent peu. Le problème vient des structures. Ce qui, quelque part, est rassurant – il est plus simple de trouver des leviers d’actions pour modifier un système qui fonctionne mal que de changer la nature humaine.
Ces structures, quelles sont-elles ? Celles d’un système qui a conduit dix milliardaires proches du pouvoir à contrôler 90% des médias d’information (presse et audiovisuel). Celles d’un système dont les aides publiques, censées « soutenir les publications concourant au débat public » profitent à Closer, à Télé Z et au journal de Mickey, et financent Le Figaro et Le Monde, propriétés de puissants groupes, plutôt que des médias indépendants et/ou émergents. Celles d’un système qui protège des médias hors-la-loi et propulse bon nombre de journalistes dans une précarité aussi dangereuse pour leur vie privée que pour la qualité de leur travail d’information.
Presse et capital : la grande concentration
Remplacez la rue de la Paix par Canal +, le boulevard Malesherbes par Le Monde ou encore l’avenue Foch par Europe 1, et vous obtiendrez le Monopoly grandeur nature de la presse française, auquel jouent volontiers quelques oligarques venus du BTP, de l’armement, du luxe ou de la téléphonie. Et voici qu’Arnaud Lagardère vend Libération à Patrick Drahi. Le même Drahi rachète BFM-TV et RMC pendant que Vincent Bolloré prend le contrôle du groupe Canal+. Le trio Bergé-Niel-Pigasse s’offre Le Monde, puis ce dernier revend une partie de ses parts à un homme d’affaires tchèque… Je t’échange deux gares et la rue Lecourbe contre l’avenue de Breteuil et le boulevard des Capucines, et au bout du compte dix milliardaires (Martin Bouygues, Xavier Niel, Serge Dassault, Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Pierre Bergé, Patrick Drahi, François Pinault, Matthieu Pigasse et Arnaud Lagardère) possèdent 90% des médias français.
Tous nos quotidiens nationaux (Le Monde, Libération et Le Figaro), toutes nos chaînes d’info (LCI, I-Télé, BFM-TV), l’essentiel des hebdomadaires de référence (L’Obs, L’Express, Le Point) et des chaînes de télévision privées (Canal+, TF1) sont concentrés dans les mains de groupes aux intérêts tout autres que l’indépendance de la presse et la liberté d’informer. Car, si ces puissants hommes et femmes d’affaires se pressent pour investir dans ce secteur majoritairement déficitaire, ce n’est évidemment pas par hasard. « C’est un jeu d’influence qui se joue ici à coups de gros sous, explique Ludo Torbey, vidéaste pour la chaîne « Osons causer », qui a travaillé sur le sujet. Posséder des médias est un enjeu primordial pour ces grands groupes qui dépendent de la commande publique ou de la régulation qui peut découler des choix politiques. Seulement, là où la plupart se contentent d’exercer toujours davantage de lobbying, nos milliardaires demandent le meilleur. Ils veulent jouer la Champion’s League et ont les moyens de leurs ambitions. La Champion’s League, lorsqu’on parle d’influence industrielle, c’est d’avoir prise sur les décideurs politiques, c’est même d’en faire des partenaires, d’établir une relation de confiance réciproque avec eux. D’où l’intérêt de mettre un pied dans l’opinion, de garder en main la commande de sondages, véritables faiseurs de rois dans notre politique de l’apparence. Enfin, lorsqu’on joue la Champion’s League de l’influence, on peut se permettre des petits cadeaux pour nouer et consolider des alliances industrielles. M6 refuse d’enquêter sur ses clients ou de publier des reportages à charge sur ses partenaires de la téléphonie. Bolloré censure coup sur coup deux documentaires sur le Crédit Mutuel (un partenaire historique du groupe familial) et sur la guéguerre médiatique Sarkozy-Hollande… »

On comprend aisément en quoi cette concentration des moyens de production de l’information entre les mains de quelques-uns met en péril l’indépendance de la presse et, avec elle, le fonctionnement démocratique. Impossible en effet de garantir la liberté de l’information et le pluralisme de la presse face aux intérêts privés de groupes aussi puissants qui contrôlent le secteur. « Comment TF1, BFM-TV, Le Monde, Libération peuvent-ils produire en toute indépendance des enquêtes sur le secteur de la téléphonie, quand leurs propriétaires sont les patrons de Free, Bouygues Telecom et SFR, se demande Agnès Rousseaux, journaliste pour le média indépendant Basta !. Comment les journalistes du Figaro peuvent-ils porter un regard critique sur la politique de défense de la France, quand le propriétaire de leur journal vend des avions de chasse à l’État français ? » Les illustrations et les exemples concrets ne manquent pas, comme le soulignent au quotidien de nombreux travaux, notamment ceux d’Acrimed ou d’Arrêt sur images.
Médias hors-la-loi, journalistes précaires
Ce danger lié aux conflits d’intérêts qui rongent ces médias dominants est aggravé par la situation des journalistes qui y travaillent. Selon les données officielles de la CCIJP, l’organisme qui délivre les cartes de presse, le nombre de journalistes professionnels a encore diminué en 2018, poursuivant la tendance des dernières années, marquant la difficulté à cumuler les revenus suffisants pour accéder à cette reconnaissance administrative (la moitié d’un smic en moyenne pendant trois mois consécutifs pour une première demande…). Et pour ceux qui parviennent à se maintenir ou à entrer dans les statistiques de la profession, la précarité grandit : le revenu médian diminue, les contrats précaires augmentent au contraire des CDI, et ces courbes sont accentuées chez les jeunes diplômés. Dans ces conditions, le rapport de force entre les journalistes et leur direction est évidemment complètement déséquilibré. Dès lors, la position d’un salarié, a fortiori en contrat précaire, qui serait en désaccord avec sa rédaction en chef sur une question éditoriale, est absolument intenable.
Et beaucoup d’entreprises de presse, indépendamment de leur taille et de leur santé financière, profitent de ce rapport de force pour imposer des conditions de travail hors-la-loi, notamment pour les pigistes (horaires de présence, variation importante des revenus, paiement en facture ou en droits d’auteur…). Des comportements qui peu à peu deviennent des normes dans un secteur où le taux de chômage est particulièrement élevé (le portail de recherche d’emploi Qara a publié une étude portant sur les métiers qui recrutent le moins, en tête duquel arrivent les journalistes) et où la concurrence est donc rude. Refuser de traiter un sujet ou demander le respect du droit du travail, en exigeant par exemple un paiement en salaire, c’est quasiment s’assurer la fin de la collaboration avec l’employeur en question. La précarité du secteur a dégradé les conditions de travail et fait des reporters à l’esprit critique aiguisé des trublions, à qui l’on préfère désormais des concurrents plus dociles.
Les aides à la presse : entre injustice et inefficacité
En 1920, la France mettait en place une exonération sur le chiffre d’affaires du produit des ventes des journaux dont le prix ne dépassait pas 25 centimes. Près d’un siècle plus tard, l’État continue de soutenir ses journaux avec un effort annuel de 1,2 milliard d’euros, selon le rapport du député Michel Françaix. Un soutien longtemps neutre, puis de plus en plus différencié après l’apparition des premières aides ciblées en 1973, qui a finalement abouti à ce qu’il est aujourd’hui : un labyrinthe financier complexe et souvent paradoxal, au sein duquel les journaux d’information générale et politique côtoient Télé 7 jours (6,9 millions, 9e titre le plus aidé), Le Pèlerin (2,7 millions, 31e), Elle (2,6 millions, 33e), Le journal de Mickey (541 323, 87e), Closer (533 221, 88e)… Une situation exigeant une profonde transformation, depuis longtemps réclamée un peu partout, dans les rangs des journalistes comme dans ceux des politiques, et même jusque dans ceux de certains économistes.

Julia Cagé, par exemple. Cette professeure d’économie à Sciences Po Paris dénonce « une véritable usine à gaz dans laquelle un nombre exponentiel d’aides diverses et variées viennent s’additionner, avec des objectifs parfois contradictoires, sans que les journaux ne puissent savoir précisément d’une année sur l’autre sur quelles sommes ils vont pouvoir compter et suivant quels critères ». Elle appelle à « réformer le système en le simplifiant ». Car celui-ci se caractérise d’abord par sa complexité. Le Fond stratégique pour le développement de la presse regroupe aujourd’hui une quinzaine d’aides : des aides directes, accordées aux producteurs de l’information ou à leurs alliés, mais également des aides indirectes, sur le plan fiscal, social ou postal.
Mais ce sont également les objectifs parfois contradictoires poursuivis par ces aides qui sont remis en question. Ainsi, Julia Cagé note que « l’État, qui prétend aujourd’hui vouloir privilégier le portage, soutient en même temps la vente au numéro ». Un paradoxe déjà relevé en 2012 par le député Michel Françaix. « Peut-on raisonnablement continuer à consacrer de tels montants pour aider simultanément le transport postal, le portage, et la vente au numéro, trois modes de distribution qui se concurrencent, pour constater in fine que la diffusion de la presse dans son ensemble ne cesse de reculer ? », écrivait-il dans un rapport sur les aides à la presse.
Des critères obscurs
À ces problèmes de forme s’ajoutent des questionnements sur le fond. En effet, le dispositif général des aides publiques à la presse répond, selon le ministère de la Culture, à trois objectifs : le développement de la diffusion, la défense du pluralisme, la modernisation et la diversification vers le multimédia. Or, difficile de comprendre comment l’État souhaite réussir cette triple mission lorsque l’on regarde les 200 titres de presse les plus aidés – une liste rendue publique entre 2012 et 2015. On y trouve, trônant au sommet du classement, les quotidiens Le Figaro et Le Monde, tous deux propriétés d’hommes d’affaires multi-milliardaires, qui ont pourtant reçu plus de 16 millions d’euros chacun en 2013.

Le pluralisme des idées voulu par le législateur, qui affirme que « la presse écrite contribue de manière essentielle à l’information des citoyens et à la diffusion des courants de pensée et d’opinions », est encouragé avec de grasses subventions accordées aux programmes de télévision (27 millions), à la presse people et à la presse féminine (17,2 millions), à la presse sportive et automobile (5,8 millions) ou encore au… Journal de Mickey (541 323 euros). Quand Le Monde diplomatique, journal français le plus lu sur la planète, était absent du classement à l’époque (il a depuis reçu des aides, notamment dans le cadre de la numérisation de ses archives).
Quand, en Suède, 87 quotidiens bénéficient de l’aide au fonctionnement, 9000 titres peuvent prétendre, en France, à au moins une aide. Seuls 4% d’entre eux relèvent de la presse politique et générale. Ce qui fait regretter à Julia Cagé « l’absence de ciblage » des subventions. Pour autant, l’économiste ne les remet pas en cause : « plutôt que dénoncées, ces aides doivent être repensées ».
Des actions proposées
Les journalistes, politiques et économistes multiplient depuis plusieurs années les propositions de réformes. Le Spiil, syndicat de la presse indépendante d’information en ligne, travaille pour faire reconnaître les supports web comme des médias à part entière. Le SNJ, principal syndicat des journalistes, souhaite modifier les critères d’attribution des aides et réclame une transparence totale. Depuis son dernier congrès, il milite même pour la création d’un nouveau statut juridique : les médias d’information à but non lucratif, vers lesquels seraient redirigées une partie des aides à la presse. Une position sur laquelle Julia Cagé rejoint les journalistes.
Dans son ouvrage Sauver les médias, l’économiste propose elle aussi une nouvelle structure juridique, qu’elle appelle, dans des termes voisins, « société de médias à but non lucratif ». Un modèle hybride entre la fondation et la société par actions, qui permettrait des investissements sous forme de donations, en échange d’importants avantages fiscaux, lesquels remplaceraient les actuelles aides à la presse. « Le système de subventions souffre de sa complexité et de l’arbitraire de certaines de ses décisions, explique-t-elle. Au contraire, les réductions fiscales autorisées au titre du mécénat bénéficieront de manière automatique et transparente à l’ensemble des médias. » Avec une condition : qu’il s’agisse de médias d’information politique et générale, produisant une information originale.
Un modèle qui, s’il a évidemment ses limites, a au moins un mérite : il replace le lecteur au centre du processus décisionnel.
Médias émergents et indépendants : une réelle alternative
Un idéal auquel adhère Jérémy Felkowski l’un des fondateurs du Printemps des médias, un événement annuel autour des médias émergents. « L’information n’est pas un bien de consommation, c’est un bien commun », nuance-t-il. Il appelle journalistes et citoyens à « travailler de concert pour faire émerger une nouvelle approche des médias ; une approche qui ne se limiterait plus à un rapport vertical du diffuseur au consommateur, mais verrait s’épanouir dans une relation horizontale entre acteurs de l’information un journalisme qui perdrait en arrogance ce que son lectorat gagnerait en implication ».
Son Printemps des médias donne la parole aux projets qui bourgeonnent et qui repensent les manières d’informer. « Il est encore possible de tout réinventer. Malgré la crise qui frappe si durement le secteur de l’information, des porteurs de projets parviennent à faire bouger les lignes, à faire voler en éclats les paradigmes actuels », martèle celui qui, persuadé que « quelque chose monte des entrailles du web et des imprimeries », assure qu’une « révolution éditoriale est en train de percer au grand jour ». Difficile de lui donner tort quand on constate que sur le web comme sur les tables des libraires, de nouveaux concepts voient sans cesse le jour.

Qu’il s’agisse de projets retournant vers la lenteur et les grands reportages, vers des enquêtes rigoureuses et des chroniques pertinentes, qu’ils soient portés par de jeunes talents ou des anciens de grandes rédactions, qu’ils tentent de réinventer les formes et les canaux de diffusion ou travaillent pour fabriquer de beaux objets, des médias germent par centaines. Avec plus ou moins de réussite, plus ou moins de visibilité, mais toujours porté par une volonté farouche de défendre le journalisme dans ce qu’il a de plus essentiel. De reconstruire une confiance avec des lecteurs pour qui l’information est toujours plus indispensable.
« On a besoin de pédagogie pour renouer le lien avec les lecteurs, assure François Meresse. Les médias doivent mieux expliquer leur métier, et surtout le fonctionnement de leurs entreprises. Puisque le reproche fait aux médias est de mentir et de servir des intérêts autres que l’intérêt général, il faut répondre par la transparence sur le fonctionnement.» Le directeur du Spiil appelle à une indépendance totale, non seulement vis-à-vis des grands argentiers ou des annonceurs, mais aussi des pouvoirs publics ou encore des Gafa. « Quand on a 60% de la presse numérique qui est distribuée par Facebook et Google, ça interroge. On ne peut pas laisser un algorithme créé à des fins commerciales dicter l’information à laquelle accède un citoyen.»
Des modèles en recherche d’équilibre financier
Reste que ces projets, souvent, luttent pour survivre. L’indépendance a un prix que ces jeunes structures peinent à absorber. « Leur émergence constitue un paradoxe, déplore Jérémy Felkowski. Alors qu’ils forment un vivier de concepts et une source d’inspiration pour le plus grand nombre, ces médias sont laissés, pour la plupart, de côté par les grandes instances et les programmes de subvention ». Aujourd’hui, rares sont les financements accessibles pour les médias émergents et indépendants. Une bourse du ministère de la Culture leur est bien dédiée, mais elle est plafonnée à 50 000 euros et attribuable une seule fois par projet.
Indépendance oblige, la plupart de ces médias vivent des seuls abonnements ou des dons de leurs lecteurs. Mais le grand public, s’il se montre très exigeant – à raison – envers les médias, a encore parfois beaucoup de mal à accepter de payer pour accéder à l’information. « C’est une contradiction des lecteurs à laquelle les journalistes ont du mal à répondre, confie Julie Terrier, étudiante en journalisme qui a rédigé son mémoire sur le financement des médias indépendants. Comment réagir face à quelqu’un qui s’insurge que votre article soit disponible uniquement sur abonnement, alors que, martèle-t-il, l’information doit être accessible à tous ? C’est un débat sans fin qui traverse les rédactions. Quand on travaille sur une enquête et qu’on révèle des informations d’intérêt général, on voudrait que ces informations soient lues librement. Mais si on est un média réellement indépendant, c’est-à-dire détaché de tout rapport de force avec une entité industrielle, politique, publicitaire, le seul moyen de financer ce travail est de le vendre à ses lecteurs. Or, une enquête peut prendre plusieurs mois, un reportage nécessite des déplacements et du temps. Produire ce type d’information coûte cher. »

Chacun de ces médias cherche ainsi son équilibre et au-delà du travail éditorial de fond et de forme, doit aussi apprendre à inventer de nouveaux modèles de revenus. Les abonnements classiques sont souvent utilisés, mais on trouve également des modèles hybrides, comme les contenus en accès libre financés par dons des lecteurs, par des prestations de service en externe, des abonnements à prix libre ou encore le membership, c’est-à-dire des plateformes qui laissent leur contenu accessible gratuitement, mais proposent à leurs lecteurs de devenir « membres » du média et d’accéder à un certain nombre d’avantages qui vont de l’invitation à des événements à la participation au choix des sujets, en passant par des rencontres avec les membres de la rédaction, l’accès à des contenus exclusifs ou en avant-première.
S’informer en-dehors des médias
Au-delà même des médias à proprement parler, d’autres canaux d’information ont émergé et sont aujourd’hui installés. Les vidéastes, notamment, ont inondé internet et sont la première source d’information des moins de 25 ans. Podcasts et contenus natifs sur les réseaux sociaux se multiplient également. Journalisme, vulgarisation et éducation populaire se croisent dans ces contenus riches, innovants, originaux et de grande qualité. « Quelque chose qui ne me paraît pas du tout essentiel et qui pourtant est très répandu dans les médias, c’est l’ultra-codification des contenus, explique Marine Périn, vidéaste spécialisée dans les droits des femmes. À trop vouloir coller à une forme prédéfinie, on risque de perdre le travail de fond. On a même essayé d’établir des codes autour d’une prétendue neutralité ou objectivité des journalistes, ce qui n’a pas de sens. On traite forcément l’information par le prisme d’une ligne éditoriale et avec nos propres biais. »
Leurs auteurs assument leur subjectivité et sont souvent transparents sur leurs financements. Un moyen de rétablir la confiance avec son audience ? « Je fais des partenariats avec des associations féministes, certes cela m’ouvre des financements, mais aussi des contacts, des informations et une expertise, donc ça améliore la qualité éditoriale de mon contenu. D’autant qu’il s’agit de structures avec lesquelles je suis parfaitement alignée : j’adhère à leur combat, à leur travail, donc je n’ai aucun problème à faire des partenariats avec elles et à l’assumer. En revanche, je ne ferai jamais de partenariat avec une marque. » La vidéaste affirme cependant que « sur ces questions-là, on ne peut pas délivrer de grandes affirmations. C’est à chaque journaliste, ou rédaction, de faire fonctionner son esprit critique pour déterminer si un mode de financement va impacter positivement ou négativement son contenu. Ensuite, chacun pose sa limite où il veut ».

Certains projets se revendiquent aussi très clairement comme des médias à but non lucratif. Sous forme d’associations, d’ONG ou d’ESPI (entreprise solidaire de presse d’information), ils s’engagent – voire dans certains cas se contraignent juridiquement – à réinvestir l’ensemble des bénéfices générés dans leur fonctionnement et leur développement, et s’interdisent de rémunérer des actionnaires. « C’est la philosophie de beaucoup de médias indépendants, qui font de l’information un bien d’intérêt général », souligne François Meresse.
À tous ceux qui, las de l’offre mainstream, réclament d’autres moyens de s’informer professionnels et indépendants, les journalistes répondent avec une multitude de projets innovants et inspirants. Le paysage médiatique est riche de supports de confiance, qui reviennent aux fondamentaux de l’information, tout en recréant de la confiance avec des modèles plus horizontaux. Ces médias sont souvent moins visibles, voire carrément confidentiels. Mais ils existent. Et il appartient aussi aux lecteurs-citoyens de se tourner vers eux et de les accompagner. Jérémy Felkowski abonde : « un penseur, sans doute mal inspiré, a dit un jour que l’information n’était pas un bien de consommation comme les autres. Il se trompait. L’information n’est pas un bien de consommation du tout. C’est un bien commun. Et comme tout bien commun, il importe à l’ensemble de la société de le protéger. »
Sources : Spiil, CCIJP, Ministère de la culture, Osons causer, Le Monde diplomatique, Julia Cagé « Sauver les médias », Michel Françaix « Réflexion sur les aides à la presse ».