«Il y a aussi plein de raps différents, pro-féministes, queer»

Militante féministe et LGBT+, passionnée de rap, la journaliste indépendante Éloïse Bouton a conjugué ses différentes activités d’abord dans un Tumblr, en août 2015, puis dans un média en janvier 2016, Madame Rap. Le site, dédié aux femmes ainsi qu’aux personnes LGBT dans le hip hop, offre un contenu protéiforme : répertoire d’artistes, interviews, concerts, tables rondes, conférences, ateliers… Rencontre avec sa créatrice.

À quel problème s’attaque Madame Rap ?

La première volonté, c’est de visibiliser les femmes dans le rap, les femmes dans la culture hip hop au sens plus large et les personnes LGBT. C’est la vocation première. Ensuite, c’est de déconstruire tous les stigmates qu’il peut y avoir autour du rap et du hip hop. Comme quoi ce serait un milieu essentiellement masculin, très sexiste, très homophobe. C’est de démontrer que, oui, il y a du sexisme, de l’homophobie, des LGBT-phobies dans le rap mais pas que, il y a aussi plein de raps différents, pro-féministes, queer, et qu’il y aussi plein de femmes et de personnes LBGT qui sont actrices de cette musique-là.

Quelle solution proposez-vous ?

La solution, c’est déjà de montrer que ces personnes-là existent. Je pense que, selon les personnes, il y en qui ne pensent pas qu’il y a des femmes ou des personnes LGBT dans le rap, ou surtout qu’il y en a autant. Aujourd’hui, sur Madame Rap, il y a plus de 1200 rappeuses recensées dans le monde entier, et 120 actives en France. Donc on voit qu’il y en a plein.

C’est aussi, à travers le rap, déconstruire plein de clichés, et montrer que si l’on s’intéresse seulement à ce qui est accessible dans les médias grands publics, ou ce qui tombe un peu tout cuit dans nos oreilles, ce n’est pas représentatif de la globalité de cette musique-là ou de ce courant-là. Quand on creuse, c’est en fait une musique hyper diverse. C’est vraiment donner les outils pour aller chercher, trouver, se renseigner, avoir accès à des concerts parfois pas chers, pas loin de chez soi, pouvoir aller à des expositions gratuites, pouvoir travailler parfois avec des artistes… Quand je fais des ateliers d’écriture, ça peut être, par exemple, autour de la fabrication d’un morceau qui ne soit ni sexiste ni LGBT-phobe. Ce sont tous ces outils-là pour dire aux gens qui aiment le rap, qui n’ont pas forcément accès à différents types de rap et aux différents artistes : cette plateforme permet de faciliter cet accès.

Concrètement, comment fonctionne Madame Rap ?

C’est un média gratuit en ligne, qui existe en version bilingue français et anglais. Il y a une rubrique interview de rappeuses principalement, mais aussi d’actrices du mouvement hip hop ; des danseuses, des graffeuses, des DJs, etc. Je les contacte majoritairement, ce sont des demandes que je formule et parfois, ce sont des rappeuses qui me sollicitent, mais c’est assez rare. C’est moi qui les choisis, plutôt en fonction de leur actualité, ou de l’intérêt que je peux trouver pour cette artiste, pas forcément d’un point de vue musical, mais parce qu’elle propose quelque chose d’intéressant et qu’on en parle pas du tout dans les médias grands publics.

Après, il y a l’onglet rappeuses, qui est un répertoire d’articles par ordre alphabétique et aussi par pays. On peut choisir le classement qu’on veut. Il y a des articles qui peuvent parler de cet événement, cette initiative, qui vont dans le sens de Madame Rap, de ce qui se passe en ce moment, un tremplin, un concert, une application, ce genre de choses. Je fais aussi des vidéos, pas mal de compilations sur Youtube, par exemple de rappeuses qui s’identifient comme lesbiennes, des chansons très sexistes qui ne sont pas du rap, publiées dans la rubrique article.

Après, il y a la rubrique événements, où là, c’est vraiment relayer soit les événements dont Madame Rap est partenaire, soit des événements auxquels Madame Rap participe donc que ce soit des conférences, des tables rondes, des concerts qu’on a programmé. Puis, il y a un à propos, pour bien comprendre Madame Rap, quel est le projet, qui je suis moi, et un onglet contact avec tous les liens vers les réseaux sociaux, pour nous retrouver en ligne.

Comment mesurez-vous l’impact de votre initiative et qu’avez-vous observé ?

L’impact de l’initiative, je dirai que c’est plus visible soit aux messages d’artistes que je reçois, soit aux messages de lectrices et de lecteurs. Quand j’ai commencé en 2016, j’avais très peu de retours et de sollicitations, et c’est vrai que plus le temps passe, plus, quasiment tous les jours maintenant, j’ai des messages que ce soit sur les réseaux sociaux, ou sur le mail de Madame Rap. Cela peut être pour suggérer des noms de rappeuses qui ne figurent pas encore dans le répertoire à intégrer, ou pour proposer de soutenir un concert d’une rappeuse à tel ou tel endroit, ou pour me proposer de participer à un événement, ou pour m’inviter à une table ronde, ou des artistes qui me disent : « j’aimerais être plus visible comment faire pour figurer sur votre site ? »

Donc je le mesure vraiment plus aux messages que je vais recevoir, à l’intérêt des personnes et à la diversité des personnes qui me contactent. J’ai l’impression qu’au début, les tout premiers retours que j’avais, concernaient seulement des rappeuses. En tout cas les premières qui m’ont envoyé des messages, c’était que des rappeuses. Aujourd’hui, c’est des gens qui ne sont pas du tout des artistes, qui peuvent être des chercheurs, des étudiantes ou des étudiants qui font des mémoires sur le sujet, ou pour beaucoup d’événements, de concerts, de festivals.

Quelles difficultés rencontrez-vous aujourd’hui ?

La difficulté, c’est l’argent. C’est un projet complètement bénévole, je suis toute seule dessus. C’est beaucoup de temps, beaucoup d’investissement, d’énergie, sans gain d’argent, ou avec des gains d’argent très ponctuels, quand je participe à des tables rondes, ou je fais des conférences, qui vont directement dans l’association, pas forcément dans ma poche. C’est plus l’économie du projet qui est compliquée, et aussi le fait que je sois toute seule. C’est un peu bridant, parce que du coup ça ne me permet pas de faire tout ce que je voudrais faire. Je suis obligée de refuser certaines choses ou de ne pas m’engager dans de nouvelles initiatives, parce que je ne peux pas tout faire. J’ai un travail alimentaire à côté, donc c’est ça la difficulté majeure, et même unique, à laquelle je suis confrontée.

Quelles limites avez-vous pu observer à votre solution ? Notamment, par rapport à l’objectif d’avoir une meilleure représentation des femmes dans le hip hop ?

L’objectif absolu en fait, bizarrement, ce serait que Madame Rap n’existe pas. Cela voudrait dire être dans une société qui n’en a pas besoin. J’aimerais qu’à terme, d’ici à dix ans, je n’ai plus besoin de faire ça pour que les rappeuses et les femmes dans le hip hop ainsi que les personnes LGBT dans le hip hop, soient représentées de manière « normale », et équilibrée avec les rappeurs.

D’ici là, je suis très tournée vers ce que j’ai pu développer ces derniers temps. C’est moins l’aspect média et plus l’aspect sensibilisation, rencontre, travail avec des jeunes mais pas seulement, même si c’est intéressant, mais aussi avec des professionnels. J’aimerais vraiment développer la formation ou au moins les échanges avec les profesionnels qui peuvent accueillir des jeunes rappeuses et des artistes émergents dans leur structure. J’ai eu beaucoup de retours de, par exemple, une jeune rappeuse de 17 ans qui va répéter dans un studio d’enregistrement et comme l’accueil qu’on lui réserve est très désagréable voire sexiste ou parfois même du harcèlement, elle ne va pas revenir.

J’ai l’impression que parfois les personnes qui travaillent dans ces structures-là, ne se rendent pas compte que lorsqu’on est jeune et qu’on est artiste émergent, qu’on se cherche un peu, c’est pas forcément évident, d’autant plus si on est une femme, gay, lesbienne, racisé, etc. Ils ont un rôle clé à jouer dans cet accompagnement des artistes émergents et émergentes et je pense que le problème est encore là aujourd’hui.

En ce qui concerne les programmateurs, ce qui est aussi un autre biais, ce n’est pas normal qu’en 2019, il n’y ait pas d’affiches paritaires. Souvent on fait face à des discours un peu anti-quotas, qui disent : « oui mais, nous, c’est l’artiste avant tout, on va pas sélectionner des femmes parce que ce sont des femmes ». J’entend très bien, mais il y a aussi plein de femmes qui font des super trucs, donc il ne s’agit pas, évidemment, de revoir une programmation au rabais, mais il s’agit juste de chercher à équilibrer cette programmation. Tout ça, c’est en train de bouger, ça évolue, il y a des prises de conscience, mais ça ne va pas assez vite du tout, et le problème, c’est qu’on retrouve encore trop peu de rappeuses ou de rappeurs queer sur les thèmes hip hop et c’est un vrai problème.