Dans son manifeste fondateur, publié dans Libération le 2 mars 2014, Prenons la une dénonçait déjà « l’invisibilité des femmes dans les médias ». Inégalités professionnelles, faible proportion d’expertes interviewées, stéréotypes sexistes, harcèlements… La journaliste économique Léa Lejeune, co-fondatrice de l’association de femmes journalistes et, depuis début 2018, sa présidente, nous entretient des différents combats à mener, de son analyse sur la profession, ainsi que des différentes solutions mises à disposition par Prenons la une.
À quel problème s’attaque l’association ?
Nous militons pour une plus juste représentation des femmes dans les médias et pour l’égalité professionnelle et salariale dans les rédactions.
Quelles solutions proposez-vous ?
Plein ! Première solution, pour une meilleure image des femmes dans les médias, on propose de sensibiliser au quotidien, via les réseaux sociaux, nos collègues, confrères et consœurs journalistes, qui peuvent être amenés à écrire des articles ou publier des reportages vidéos ou audios contenant des stéréotypes. Nous faisons des cours dans des écoles de journalisme, dans lesquels on parle des stéréotypes, mais aussi de l’égalité professionnelle pour essayer de sensibiliser les étudiants et les futurs journalistes.
Ensuite, nous prônons le fait qu’il faut augmenter le nombre d’expertes dans les médias. En gros, elles sont entre 18 et 20% aujourd’hui. Ce sont des femmes qui viennent apporter une compétence, un regard. Ce sont des chercheuses, des politiques, des responsables associatives, etc. Il n’y en a pas assez. C’est problématique parce que ça véhicule des stéréotypes. Les femmes qui vont être interviewées dans la presse vont être interviewées plutôt en tant que témoin, plutôt en tant que mère de famille, alors qu’elles pourraient l’être sous leur domaine d’expertise. Pour cela, nous recommandons d’utiliser davantage le Guide des expertes, pour la création duquel on avait été consultées. Il référence des expertes et des chercheuses dans tous les domaines, en France.
Nous recommandons que les rédactions comptent le nombre de femmes, et notamment le nombre de femmes expertes, dans leurs contenus. C’est obligatoire, aujourd’hui, dans l’audiovisuel. Le CSA fait un rapport annuel sur le sujet. Mais ce n’est pas obligatoire dans la presse écrite et web et on recommande que les rédactions le fassent à leur tour.
Sur l’égalité professionnelle, nous recommandons que toutes les rédactions où il y a des disparités de salaires et des problèmes de représentation des femmes aux postes de direction se mettent en rébellion. Nous avons appelé ça « entrer en rébellion », à l’image de ce qu’avait fait l’an dernier les femmes journalistes du Parisien ou il y a plusieurs années les femmes journalistes des Échos. Il s’agit de sensibiliser à ce problème-là, soit en faisant une candidature générale de plusieurs femmes à un poste qui s’ouvre à la direction, soit en faisant des tribunes, soit en faisant des grèves… Afin d’entrer dans un rapport de force avec leur direction et mieux négocier, par la suite, un accord pour l’égalité professionnelle sur plusieurs années, avec des objectifs chiffrés et très précis, et afin de permettre l’égalité de salaires. Il est possible de le faire à travers un rattrapage salarial des femmes sous-payées, par exemple, ou en faisant en sorte qu’il y ait plus de promotion des femmes aux postes de direction. Ce sont des revendications que nous avons depuis longtemps.
Après, il y a des revendications qui nous paraissent être des revendications idéales. Ce serait, par exemple, que les cours qu’on donne en école de journalisme soient obligatoires, au moins une fois tous les deux ans dans toutes les écoles reconnues par la profession. Une autre serait qu’un bonus pour les aides à la presse soit attribué aux rédactions qui respectent bien l’égalité dans les postes de direction. Nous avons pris pour exemple, là-dessus, ce qu’ont fait les femmes dans le cinéma avec 50/50 (collectif engagé pour l’égalité et la diversité dans le cinéma, ndlr) où elles ont avancé que le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée, ndlr) accorderait des aides plus importantes aux productions cinématographiques qui respectent bien la parité aux postes de direction et aux postes techniques. Donc nous pensons que l’argent sera un levier important pour motiver les rédactions à passer à l’égalité.
Il y a un certain nombre de harcèlement sexuel, du sexisme, des agressions sexuelles, parfois, dans les rédactions parce que c’est un métier qui fonctionne à l’ego, à la précarité, à la cooptation, bref, des facteurs aggravants de ces systèmes-là. Nous souhaitons sensibiliser les rédactions à ce problème, pour que les femmes qui les subissent soient plus écoutées. On pourrait, par exemple, mettre en place un référent, dans chaque rédaction pour les cas de harcèlement sexiste et de harcèlement sexuel. Une personne à l’écoute des victimes, qui puisse faire remonter auprès des directions.
Comment mesurez-vous l’impact de votre initiative et qu’avez-vous observé ?
L’impact de notre initiative, nous la mesurons par des sursauts médiatiques. C’est-à-dire des moments où les médias parlent des médias, et parlent de notre cause. Sur le harcèlement sexiste et sexuel, on l’a mesuré en deux moments. L’an dernier après MeToo où, effectivement, c’est devenu un vrai sujet autour des cas d’Anne Saurat-Dubois ou d’Astrid de Villaines par exemple, deux victimes de harcèlement sexuel et d’agression sexuelle dans des rédactions. À ce moment, nous avons beaucoup plus parlé de Prenons la une. C’est aussi le moment où nous nous sommes constituées en association pour pouvoir défendre justement ces victimes.
Et là, après l’affaire de la Ligue du LOL, nos sujets ont été de nouveau portés au regard du grand public et via un certain nombre d’articles. Et nous sentons qu’il y a une sensibilité plus forte. Plusieurs rédactions sont venues nous consulter pour connaître nos propositions et ce qu’on recommandait, donc la fameuse mise en place d’un référent harcèlement sexuel dans les rédactions. Il y a plusieurs rédactions qui réfléchissent à la mise en place de quelqu’un comme ça. Je vais en prendre en exemple trois : Libération, Les Inrocks et Loopsider. Et c’est intéressant parce que ce sont des rédactions où des personnes ou le nom des rédactions ont été mises en cause dans le cas de la Ligue du LOL.
Ensuite, sur la représentation des femmes expertes dans les médias ou des femmes dans les médias, ce qu’on remarque, c’est qu’en général, sur les chiffres et les études qui portent sur l’ensemble, il n’y a pas de progrès depuis 2014. Que ce soit dans l’étude Global Media Monitoring Project (GMMP) ou dans l’étude de l’INA, basée sur l’intelligence artificielle dans l’audiovisuel, et qui vient de sortir, il n’y a pas de progrès. C’est-à-dire qu’il y a à peu près 24% de femmes dans les médias en général, et à peu près 18%, 20% d’expertes. Donc, là-dessus, on regrette qu’il n’y ait pas de progrès.
On remarque quand même que lorsque les rédactions font des efforts, avec des politiques volontaristes de mise en avant des femmes, il y a de vrais progrès. C’est le cas par exemple chez France Télévisions, où la patronne, Delphine Ernotte, a demandé des objectifs chiffrés de présence de femmes expertes dans les émissions de débat. On est passé de 25% à 30% et de 30% à 35%. Aujourd’hui, c’est l’objectif que se fixe France Télévision, 35%, qui est bien au-delà de la normale.
Quelle difficulté rencontrez-vous aujourd’hui ?
Première chose, les rédactions ne se tiennent pas aux objectifs. C’est important des objectifs chiffrés, des échéances et un comité de suivi. C’est important à la fois pour la présences des femmes dans les rédactions, mais aussi pour la promotion de femmes aux postes de direction. Quand il y a des problèmes, il va y avoir une ou deux promotions de femmes dans les directions, et puis l’année suivante, l’attention portée à cette question-là sera moins importante, et on reviendra aux chiffre habituels, assez faibles.
C’est ce qui s’était passé aux Echos. Les journalistes avaient été les premières femmes à entrer en rébellion en 2013, avant la création de Prenons la une, parce qu’il y avait de nouveau un homme qui avait été promu. Pendant quelques temps, des femmes ont été promues, puis, de nouveau des hommes. Elles ont donc renégocié leur accord relatif à l’égalité professionnelle pour qu’un objectif chiffré permette de maintenir une vigilance accrue là-dessus, et ce, sur le long terme.

L’Equipe de Prenons la Une en 2016 lors de l’organisation d’une table ronde sur le traitement des violences faites aux femmes
Les femmes journalistes occupent les postes les plus précaires (53,5% des pigistes et 55,7% des CDD) et sont moins bien payées (en CDI, leur revenu média est 300€ moins élevé que celui des hommes). Comment l’expliquez-vous ?
Ce sont trois choses différentes. Concernant les femmes dans la pige et en CDD, il faut savoir que les nouveaux entrants dans le milieu du journalisme sont, de plus en plus, des femmes. Il y a un peu plus de 52% de femmes dans les écoles de journalisme aujourd’hui. À l’inverse, en haut de la pyramide, donc aux postes de direction, et même aux postes en CDI, ce sont plus d’hommes, des personnes plus âgées. C’est hérité de l’histoire du journalisme, l’histoire du marché du travail en France mais aussi d’un sexisme ambiant qui a instauré un plafond de verre pour les femmes.
L’autre chose qui peut compter, et c’est ce qu’on entend dans les témoignages de pigistes qui viennent nous voir à Prenons la une : certaines femmes ne se sentent pas à l’aise dans les rédactions, ressentent la pression des cadences, le sexisme ordinaire, et donc choisissent de rester dans le système de la pige. Il permet d’avoir une plus grosse indépendance. La conférence de rédaction, par exemple, est un exercice qui peut être perçu comme difficile. Parce que ça exige de parler plus fort que les autres pour se faire entendre, pour défendre ses sujets, ça implique de se faire interrompre souvent. Ça peut poser un problème à certaines femmes, ou hommes d’ailleurs, plus timides. C’est lié à l’histoire de la socialisation des femmes dans la société.
Et l’autre chose, c’est que je pense que les rédactions n’ont pas pris la mesure de comment, en promouvant, en offrant les CDI plus à des jeunes hommes qu’à des jeunes femmes, à la fin, on va se retrouver avec une situation qui fait qu’il y a un différentiel de précarité en fonction des sexes. C’est ce qu’a pu aussi montrer la Ligue du LOL. Les personnes concernées avaient eu accès à des CDI beaucoup plus rapidement que les personnes qu’ils avaient harcelées, à la même époque.
Sur la paye, je pense qu’il y a deux choses, la première, c’est qu’effectivement les femmes ne sont pas assez promues aux postes de direction, donc, forcément, ça se ressent sur les différentiels de salaire. Mais là, vous me parlez de chiffres qui ne font pas le distinguo entre qui est payé et pour quoi.
Le journalisme est à l’image de la société. Or, dans la société, à l’heure actuelle, il existe 9% d’écart de salaires inexpliqués entre les femmes et les hommes à des postes équivalents, à des niveaux de diplômes équivalents. Le journalisme n’y échappe pas, en tout cas, pour l’instant. Il faut donc veiller à être plus équitable dans l’attribution des salaires.
Ce qui me fait penser à une autre proposition de Prenons la une, dont je ne vous ai pas parlé avant. Nous demandons à ce que toutes les annonces de postes qui soit ouvertes soient publiées d’abord en interne dans les rédactions et ensuite en externe, pour casser un peu les mécanismes de cooptation, laisser autant de chance aux femmes et aux hommes d’y postuler, et que les salaires proposés soient affichés dans ces offres d’annonce. Pour qu’on n’ait pas une jeune femme qui arrive et qui dise « bon, ok, 1800 euros, c’est pas cher payé, mais je veux bien », et un homme qui arrive derrière et qui dise « oh bah non moi, je veux absolument 2000 et quelques », alors qu’en fait, ces deux personnes ont le même background. La publication des annonces et la publication des salaires pour les annonces nous paraissent être un bon critère pour permettre plus d’égalité dans l’accès aux postes en CDI et dans l’accès aux salaires.
Comment peut-on expliquer que les femmes journalistes soient surreprésentées dans la presse magazine (58%) et la presse spécialisée (53%), et sous-représentée dans les quotidiens nationaux (42%) ou régionaux (38%) ?
Les choses les plus difficiles dans le journalisme le sont encore plus dans les quotidiens que dans la presse magazine par exemple : le côté bagarrer pour défendre ses sujets, le côté compétition entre les uns et les autres, le côté en fait, on finit à pas d’heure et donc on ne peut pas bien répartir le temps de vie privée et temps de travail. Donc ça peut expliquer que certaines femmes, soit par construction sociale, soit par envie de prioriser la famille à certains moments de leur vie, aient envie d’aller plus vers ce secteur-là que vers la presse quotidienne. Après, il n’y a pas d’études précises sur ce sujet-là, donc je vous dis ça par intuition, en m’appuyant sur les témoignages qu’on a reçu.
Comment explique-t-on que les femmes ne représentent que 44% des chefs de rubriques, 36% des rédacteurs en chef et 26% des directeurs de rédaction ?
Le journalisme ne favorise pas la promotion des femmes aux postes de direction. Les horaires sont difficiles, la répartition du temps de travail, vie privée, vie personnelle, est difficile et donc ça n’incite pas et d’un les femmes à postuler, et les rédactions à tout faire pour leur permettre d’accéder à ces postes-là, en leur proposant de manière plus ouverte.
Claire Blandin, une historienne des médias, explique que les femmes souffrent souvent d’un syndrome d’illégitimité et renvoient même parfois les médias à leurs collègues masculins, qui osent plus facilement prendre la parole, ou se documenter rapidement pour intervenir sur un sujet dont ils ne sont pas forcément spécialistes. Comment expliquer cela ?
Oui, il y a un travail à faire sur la mise en confiance des expertes et une partie de ce travail-là doit être fait par les journalistes et par les programmateurs d’invités dans les émissions de télé ou de radio. Donc c’est en partie à nous à dire à ces femmes « ayez confiance, vous connaissez tel sujet par cœur et aussi bien que tel collègue masculin, vous ne connaissez pas tous les sujets de l’émission mais je vous interviewerai beaucoup plus sur vos points forts que sur vos points faibles. Un collègue de même niveau que vous n’aurait pas hésité, donc allez-y, osez ». Il faut peut-être essayer de convaincre comme ça.
De temps en temps, on intervient aux formations proposées par Les Expertes (le Guide des Expertes) qui organise des formations de media training pour expliquer un peu à ces femmes-là de quoi ont besoin les journalistes et comment on peut les satisfaire. L’une des règles, par exemple, c’est de s’entraîner à prendre la parole, l’autre règle, c’est de se rendre disponible le plus rapidement possible, parce qu’il est vrai que les journalistes ont besoin de rapidité, et l’autre chose, effectivement, c’est de ne pas douter de soi.