Le contenu des médias façonne en profondeur les opinions, les attitudes et les idées. Or, en Europe, les femmes représentent seulement un quart des personnes que l’on entend, voit ou dont on parle dans les informations.
Vous pouvez prendre n’importe quel support, de la télévision à la radio, en passant par la presse et même internet. Vous pouvez chercher dans n’importe quel pays, jusqu’aux Anglo-saxons, souvent en avance sur la question médiatique. Vous pouvez observer ceux qui décident, ceux qui produisent, ceux qui commentent, ou tout simplement ceux qui interviennent. Vous pouvez choisir n’importe quel angle d’attaque, le constat sera toujours le même : dans l’espace médiatique, comme dans la plupart des strates de la société, les femmes sont reléguées au second plan.
Selon les études de l’Observatoire de la parité dans la presse française, les femmes ne représentent que 16,9% des personnes dont parlent les médias. Si elles occupent un espace relativement plus important quand il s’agit de culture (47%) ou de politique (39%), elles sont rares quand il s’agit de sport (13%), et quasiment absentes en matière de business (1%). Et à y regarder de plus près, même quand elles sont présentes, elles sont réduites au silence. Exemple frappant : alors que le gouvernement est paritaire, les femmes ministres sont non seulement moins présentes dans la presse que leurs homologues masculins (40,7%), mais surtout elles n’ont quasiment pas la parole, puisqu’elles ne totalisent que 22,8% des citations totales consacrées aux ministres.
En mars 2019, l’INA a publié les résultats d’une étude portant sur 700 000 heures de programmes, soit le plus gros volume de données jamais analysé au monde. L’intelligence artificielle qui a mesuré le temps de parole des femmes et des hommes dans les médias français depuis 2001 a relevé que les prises de parole féminines à la télévision et à la radio représentent en moyenne moins d’un tiers du temps de parole alloué (respectivement 32,7% et 31,2%). L’étude montre qu’à la télévision, quelle que soit la chaîne considérée, le taux d’expression des femmes est inférieur à 50 %, ce qui signifie qu’il n’existe aucune chaîne sur laquelle les femmes parlent plus que les hommes.
Minoritaires des deux côtés du micro
De l’autre côté du micro, les femmes sont également minoritaires. Selon les derniers chiffres de la CCIJP, l’organisme qui délivre les cartes de presse, seulement 46% des journalistes professionnels sont des femmes. Et ceux qui se félicitent que cette répartition s’équilibre de plus en plus (elles n’étaient que 40% en 2000) devraient, là aussi, s’attarder sur le détail des données. Car un zoom rapide nous apprend que les femmes occupent les postes les plus précaires (53,5% des pigistes et 55,7% des CDD) et sont moins bien payées (en CDI, leur revenu média est 300€ moins élevé que celui des hommes).
« Le journalisme est à l’image de la société. Or, dans la société, à l’heure actuelle, il existe 9% d’écart de salaires inexpliqué entre les femmes et les hommes à des postes équivalents, à des niveaux de diplômes équivalents, rappelle Léa Lejeune, présidente de l’association Prenons la une. Le journalisme n’y échappe pas. »
Zoomons encore. Nous constatons alors que les femmes sont surreprésentées dans la presse magazine (58%) et la presse spécialisée (53%), et sous-représentées dans les quotidiens nationaux (42%) ou régionaux (38%). Même chanson à la télévision généraliste, où elles n’occupent que 32% des postes de journalistes dans le privé (41% dans le public). Un zoom supplémentaire permet de découvrir, sans grande surprise, que les femmes disparaissent des organigrammes à mesure que l’on monte dans la hiérarchie, pour ne représenter que 44% des chefs de rubriques, 36% des rédacteurs en chef et 26% des directeurs de rédaction. Les faits sont têtus.

Pour Léa Lejeune « l’argent sera un levier important pour motiver les rédactions à passer à l’égalité ». Elle cite en exemple le collectif 50/50, engagé pour l’égalité et la diversité dans le cinéma, qui avance que « le CNC accorderait des aides plus importantes aux productions cinématographiques qui respectent bien la parité aux postes de direction et aux postes techniques ».
En attendant, dans quelles conditions travaillent-elles ? Selon une étude menée par Prenons la Une, dont les résultats ont été dévoilés en mars 2019, 67 % des femmes journalistes affirment avoir été victimes de propos sexistes et 13 % d’agressions sexuelles dans leurs rédactions. « Ce que les femmes journalistes racontent toutes, c’est que cela fait partie du métier », explique-t-on à Nous toutes, une autre association, qui ajoute que « les systèmes d’alerte en interne des rédactions sont clairement défaillants, et plus inquiétant encore, on note l’absence de mesures prises lorsque les informations remontent ». En effet, dans 83 % des cas, ni la direction ni les personnes responsables des ressources humaines n’ont été informées, et lorsqu’elles l’ont été, aucune mesure n’a été prise par la direction dans 66 % des cas.
« Le journalisme est un métier qui fonctionne à l’ego, à la précarité, à la cooptation, bref, des facteurs aggravants de ces systèmes-là, précise Léa Lejeune. On souhaite sensibiliser les rédactions à ce problème, pour que les femmes qui les subissent soient plus écoutées. On pourrait par exemple mettre en place un référent, dans chaque rédaction pour les cas de harcèlement sexiste et harcèlement sexuel. Une personne à l’écoute des victimes, qui puisse faire remonter auprès des directions. »
Une expertise féminine marginale
Entre les femmes journalistes, qui produisent l’information, et les femmes mises en avant dans les publications, reste un troisième espace à investir. Celui du commentaire, ou de l’éclairage c’est selon. Un espace occupé par des experts autoproclamés autant que par de brillants spécialistes. Mais là encore, le masculin l’emporte : le CSA ne compte que 30% d’expertes sur les plateaux de télévision et de radio. « C’est problématique parce que ça véhicule des stéréotypes, explique Léa Lejeune. Les femmes qui vont être interviewées dans la presse vont être interviewées plutôt en tant que témoin, plutôt en tant que mère de famille, alors qu’elles pourraient l’être sous tous ces domaines d’expertises ».
L’historienne des médias Claire Blandin, dont les recherches portent sur l’histoire des représentations des femmes et des minorités dans les médias, confirme que si « la parole des femmes s’est peu à peu affirmée dans l’espace public et médiatique, elle reste marginale ». Et accessoirement son arrivée dans la presse n’est pas anodine. Si l’opinion des femmes devient de plus en plus appréciée par les journaux au cours du XXe siècle, c’est parce qu’elles sont les premières prescriptrices en matière d’équipement du foyer et de consommation, et donc une cible privilégiée par les annonceurs.

La presse dite « féminine » se développe alors. « Une des principales fonctions de ces publications est de conseiller les lectrices, pour qu’elles soient de bonnes ménagères, de bonnes épouses et de bonnes mères, note Claire Blandin. C’est dans ce cadre que de premières formes de »paroles expertes » sont médiatisées. Les journaux utilisent parfois le ressort de figures féminines pour parler aux femmes de l’entretien de la maison, de la préparation des repas… ou pour leur donner des conseils de couture. Il s’agit de faire usage d’une forme de complicité de genre, qui sera ensuite un procédé récurrent. » Mais l’expertise des femmes s’arrête à la porte du foyer. Les sujets politiques, économiques, médicaux ou techniques demeurent l’apanage des hommes.
Reste que la presse féminine, qui très tôt a été une presse écrite par les femmes, fût un premier lieu de médiatisation d’une parole experte féminisée. Mais hormis quelques exemples hybrides, liés à des moments décisifs de l’histoire du féminisme, cette parole reste peu présente dans les médias généralistes. « Les femmes journalistes ont bien conscience de cette sous-représentation, mais elles se heurtent souvent aux refus de témoigner des femmes qu’elles contactent, souligne Claire Blandin. Ces dernières souffrent souvent d’un syndrome d’illégitimité et renvoient même parfois les médias à leurs collègues masculins, qui osent plus facilement prendre la parole, ou se documenter rapidement pour intervenir sur un sujet dont ils ne sont pas forcément spécialistes. »
Sur cette question, Léa Lejeune déplore l’absence d’amélioration notable depuis 2014. Pour autant elle souligne que « lorsque les rédactions font des efforts, avec des politiques volontaristes de mise en avant des femmes, il y a de vrais progrès. C’est le cas par exemple chez France Télévisions, où la patronne, Delphine Ernotte, a demandé des objectifs chiffrés de présence de femmes expertes dans les émissions de débat. On est passé de 25% à 30% et de 30% à 35%. Aujourd’hui, c’est l’objectif que se fixe France Télévision, 35%, qui est bien au-delà de la normale. »
Un constat ancien
Le constat ne date pas d’hier. Dès la quatrième Conférence mondiale sur les femmes de Pékin en septembre 1995, l’ONU relevait que les femmes étaient « plus nombreuses à faire carrière dans le secteur des communications, mais rares à occuper des postes au niveau de la prise de décisions, ou à faire partie de conseils d’administration ou d’organes influant sur la politique des médias ».
L’organisation internationale souligne alors que « la persistance des stéréotypes sexistes montre que les médias ne sont pas sensibilisés aux différents aspects de la sexospécificité », et que « les organes de presse ne donnent pas une représentation équilibrée de la diversité de la vie des femmes et de leur contribution à la société ».

L’ONU condamne alors pêle-mêle les contenus à caractère « violent, dégradant ou pornographique », « les programmes qui renforcent les rôles traditionnels des femmes », ou encore la publicité, qui « présente souvent les femmes essentiellement comme des consommatrices » et cible « les femmes de tous âges avec des messages publicitaires contestables ». Elle appelle alors à « mettre un terme à la diffusion d’images négatives et dégradantes de la femme », mais souhaite également « permettre aux femmes de mieux s’exprimer » dans les médias.
Au terme de dix jours de réflexion collective, 189 gouvernements s’engagent notamment à « accorder leur soutien à l’éducation, à la formation et à l’emploi des femmes pour leur permettre d’accéder dans des conditions d’égalité aux médias, dans tous les secteurs et à tous les niveaux ». L’accord prévoit par ailleurs la parité dans les organes de réglementation et de contrôle des médias, la diffusion de programmes réalisés par des femmes, la création de réseaux d’information féminins, la présence accrue des femmes à l’antenne… 24 ans plus tard, force est de constater que le contrat est loin d’être rempli.
Pour Léa Lejeune, les progressions ne sont liées qu’à des sursauts médiatiques post-événements particuliers, comme le mouvement #MeToo ou les révélations autour de la Ligue du LOL. « Quand il y a des problèmes, il va y avoir une ou deux promotions de femmes dans les directions, et puis l’année suivante, l’attention portée à cette question-là sera moins importante, et on reviendra aux chiffre habituels, assez faibles. »
Des actions amorcées
Plusieurs initiatives ont vu le jour pour lutter contre ce phénomène et favoriser l’accès des femmes expertes aux médias français. En 2015, par exemple, Marie-Françoise Colombani, éditorialiste au magazine Elle, lance l’idée d’un annuaire de femmes expertes pour diffusion auprès des journalistes. Aujourd’hui, ce projet – baptisé « Expertes » – rassemble plus de 3 000 femmes, dont 1 000 francophones non-françaises. Le modèle fonctionne, puisque 2000 journalistes piochent au quotidien dans cette liste, et que l’idée s’exporte, avec notamment une version tunisienne lancée en 2018.
Autres actions, celles de l’association Prenons la une, engagée « pour une juste représentation des femmes dans les médias et pour l’égalité professionnelle dans les rédactions ». Ses membres travaillent à pointer, au quotidien, les propos et stéréotypes sexistes dans les médias et à dénoncer les inégalités. Dans leur manifeste, elles appellent leurs « consœurs et confrères à veiller dans leur travail quotidien à une juste représentation de la société, et à constituer dans leur rédaction une base de données d’expertes pour diversifier les sources et les rendre paritaires ».

Ces femmes journalistes veillent également à ce que « les dirigeants des médias appliquent la législation sur l’égalité professionnelle », réclament la présence de 50% d’expertes à l’antenne et sur les plateaux de télévision, « en application concrète de »la juste représentation des femmes dans les médias » prévue par la loi sur l’égalité entre les femmes et les hommes », ou encore militent pour rendre obligatoire la publication des offres d’emploi dans les rédactions et la publication des salaires afférents, afin de « casser les mécanismes de cooptation » et de « permettre plus d’égalité, dans l’accès aux postes en CDI et pour les salaires ».
Prenons la Une construit également des outils pour les journalistes, notamment pour les aider dans le traitement de certains sujets touchant particulièrement les femmes, comme les violences conjugales, et propose « la création de modules de formation, dispensés auprès de tous les étudiants en école de journalisme, sur la lutte contre les stéréotypes et l’égalité professionnelle ».
À l’étranger aussi, des idées émergent. En Islande, en Suède, en Angleterre… Comme toujours, des associations, des entreprises mais aussi les collectivités publiques agissent concrètement et proposent des solutions. Parce que les médias jouent un rôle déjà majeur et sans cesse croissant dans notre quotidien et sont donc indéniablement un outil puissant pour amorcer le changement social.
Une transformation indispensable
Que les femmes représentent seulement un quart des personnes que l’on entend, voit ou dont on parle dans les informations en Europe, qu’elles soient sous-représentées dans la prise de décision de ce secteur, qu’elles y soient plus précaires, moins bien payées et parfois harcelées, bloque incontestablement la transformation indispensable de l’image des femmes qui y est véhiculée. Une image sexiste et remplie de clichés, à l’instar des publicités ou des personnages de séries grand public. Une image qui renforce le statu quo en perpétuant des stéréotypes. Qui justifie des normes permettant des attitudes discriminatoires et violentes.

Dire qu’il est urgent d’agir peut sembler être un abus de formule toute faite, presque risible. Pourtant, elle devrait résonner, quand on constate à travers les nombreuses études sur le sujet que le rythme des progrès vers l’égalité au sein des médias s’est pratiquement immobilisé au cours des cinq dernières années. Que la parité n’est respectée, comme s’en félicitent certains, que loin des fonctions d’autorité ou de pouvoir. Que les lieux d’expressions modernes en ligne, y compris les réseaux sociaux, n’offrent pas plus d’espaces aux femmes que les médias traditionnels.
L’abondance des discours sur la question de la place des femmes dans les médias ne doit pas donner l’illusion d’une égalité qui existerait déjà. Mesurer la place minorée des femmes et être conscient du sexisme des médias ne suffisent pas à changer les pratiques et les représentations. Négliger l’action dans ce domaine, c’est oublier que les médias contribuent à la fabrication de normes structurant la société. Et qu’ils sont donc au cœur d’un mécanisme qui, s’il est bien utilisé, peut renverser la perception du genre et le rôle de la femme dans notre monde.
Sources des données : Conseil de l’Europe, Prenons la Une, Ina, Observatoire de la parité dans la presse française, CCIJP, CSA, ONU, Histoire de la presse en France de Christian Delporte, Claire Blandin, et François Robinet (Armand Colin).