«Tous les niveaux de classe devraient s’inspirer du fonctionnement de la maternelle»

Marion Garros, professeur des écoles, enseigne en classe de maternelle dans une école à projet bilangue anglais, dans la banlieue parisienne. Lucide sur les inégalités scolaire et inquiète pour l’avenir de l’école publique, la jeune diplômée propose de nombreuses pistes d’action.

Alors que l’école française est la plus inégalitaire de l’OCDE, beaucoup d’enseignants semblent résignés. Qu’en est-il des jeunes diplômé.e.s comme toi ?

Tout le monde s’entend sur le constat inégalitaire de l’école, mais je ne pense pas qu’on ne puisse rien y faire. Oui, les freins sont assez énormes, notamment l’absence de moyens financiers, de formation et d’accompagnement – ce point est vraiment une catastrophe. Mais il reste une certaine forme de liberté pédagogique qui permet d’expérimenter. Certes nous avons des programmes à suivre, et on peut parfois se poser la question de la pertinence de ces derniers. Mais hormis quelques inspections et visites pédagogiques – et au final, quel est vraiment l’impact de ces inspections sur notre carrière ? -, nous sommes seuls dans notre classe et rien ne nous empêche de tenter de nouvelles choses. Il ne s’agit pas de faire n’importe quoi bien évidemment, mais j’ai vu récemment des collègues qui révolutionnaient l’organisation de leur classe, tout en gardant une cohérence pédagogique. L’essentiel étant de savoir justifier ses choix et d’expliquer en quoi cela peut être mieux, ou moins bien, pour les élèves.

Est-ce une démarche majoritaire, et est-elle soutenue par l’administration ?

Je vois autour de moi des initiatives inspirantes, mais c’est vrai qu’elles manquent cruellement de soutien et d’accompagnement. L’éducation nationale n’a pas le temps ni l’argent pour ça. Ou ne veut pas les donner.

Les parents sont-ils ouverts à ce type d’expérimentations dans la classe de leur enfant ?

Je ne pense pas que ce soit les parents qui posent réellement problème. Encore une fois, si la démarche adoptée permet aux élèves (et au professeur) de se sentir mieux, il n’y a pas à s’inquiéter des parents. Et gérer leur mécontentement n’est pas nouveau, donc il n’y a pas de frein pour moi de ce côté-là.

Quid des enseignants ?

Les profs et leur flexibilité dans leur enseignement, notamment lorsque cela fait longtemps qu’ils enseignent, est pour moi plus problématique. C’est souvent très difficile de remettre en question dix ans d’organisation de classe en ateliers dirigés et groupes couleurs (en maternelle) pour aller vers une pédagogie de « pôles d’apprentissage » où les enfants circulent plus librement et choisissent ce qu’ils veulent faire… Mais c’est possible et j’y crois.

«Nous étudions beaucoup de théorie, enseignée par des personnes qui n’ont pas mis les pieds dans une école depuis des années, alors que le métier d’enseignant a besoin d’une approche concrète»

Pour réduire les inégalités à l’école, faut-il agir le plus tôt possible ?

J’ai la chance d’être en maternelle au début du maillon de l’éducation, où les inégalités, même si elles sont déjà visibles, ne sont pas encore scellées dans le parcours des élèves, où l’on sent que tout est malléable, que l’équilibre est précaire mais qu’il peut être maintenu. Mais pas avec 30 élèves par classe, ça c’est sûr. Pas avec les méthodes d’apprentissage que l’on voit aujourd’hui à partir de l’élémentaire (CP). Et certainement pas avec le mode de pensée comme le nôtre, basé sur la trace écrite pour vérifier et quantifier le contenu, sur la pression des notes et sur la performance évaluée à tout prix.

Que faudrait-il changer en priorité ?

La formation des enseignants, initiale et continue. À l’ESPE (école supérieure du professorat et de l’éducation, ndlr), nous étudions beaucoup de théorie, enseignée par des personnes qui n’ont pas mis les pieds dans une école depuis des années, alors que le métier d’enseignant a besoin d’une approche concrète. Je mettrais le paquet sur un déploiement de stages, avec l’obligation de voir chaque niveau de classe durant sa formation, en maternelle et en élémentaire. Les stagiaires auraient à chaque fois un temps de prise en main de la classe après un temps d’observation, prise en main qui serait systématiquement filmée pour un retour ultérieur : on ne se voit jamais enseigner, alors que cela nous apprendrait énormément de choses j’en suis sûre ! J’enverrais également les étudiants en stage dans une école à l’étranger, par exemple dans les pays nordiques, afin d’observer d’autres pratiques et de développer sa maîtrise de l’anglais, parce que je pense qu’il est important que l’on maîtrise un minimum cette langue en tant que professeur des écoles, et c’est loin d’être le cas de tout le monde.

Et pour la formation continue ?

Là encore, nous avons besoin de concret. Or, aujourd’hui, nous avons des formations sur des thèmes imposés. Lors de ma dernière formation, j’ai passé trois heures non-stop à écouter une conseillère me parler du langage chez les 2-4 ans, avec des fondamentaux théoriques déjà vus à l’ESPE… Et elle ne savait même pas comment lancer sa présentation en diaporama ! Alors que je suis dans une école à projet bilangue anglais, que je suis toujours hésitante sur la façon de mettre en place l’enseignement de l’anglais avec mes élèves de 4 ans… J’aurais aimé une formation qui me permette de construire une séquence d’apprentissage à mettre en place en classe et sur laquelle j’aurais pu par la suite faire un retour qui aurait servi à d’autres.

«Les présentations ringardes de Jean-Michel Blanquer sur fond bleu me donnent envie de pleurer… C’est ça l’image de l’éducation en France ?»

Justement, au-delà des expérimentations médiatisées, comment les enseignants peuvent-ils s’inspirer entre-eux au quotidien ?

On pourrait mettre en place desobservations croisées dans des classes de collègues. Par exemple, dans l’école dans laquelle je travaille, nous avons en ce moment la pression de l’inspection pour être plus proactifs sur l’enseignement de l’anglais, et passer sur des journées avec un quota de 50% anglais, 50% français. Nous avons été réunis (les enseignants de notre école maternelle) avec les enseignantes de l’école maternelle « Bords de Seine » à Issy les Moulineaux, une autre école à projet bilangue. Nos collègues de « Bords de seine » sont en avance sur nous sur ce sujet. Elles font leurs ateliers du matin en français (en fonctionnant d’ailleurs par pôles d’apprentissage), et refont les mêmes ateliers l’après-midi, mais cette fois-ci intégralement en anglais. Les enfants peuvent changer d’atelier s’ils le souhaitent, rester sur le même, ou bien tout simplement jouer. Les instits ne parlent pas un mot de français durant tout l’après-midi. Les enfants oui, évidemment, mais au fur et à mesure ils s’approprient des mots, des expressions, des phrases qu’ils réutilisent après naturellement. Je ne sais pas si leur méthode est la meilleure, mais j’aurais adoré aller observer une de leur classe, me nourrir de leur façon de fonctionner pour faire évoluer mes propres pratiques. Seulement voilà, quand on en a fait la demande à l’inspection, cela a été refusé à cause de difficultés d’organisation…

Le concours soulève aussi des questions…

Il faut complètement réorganiser le concours pour que les candidats qui ne l’ont pas eu dans leur académie de premier choix, notamment les académies aux moyennes élevées comme Toulouse, puissent avoir la possibilité d’aller dans une académie en manque de professeurs, comme Versailles ou Créteil, plutôt que de devoir repasser automatiquement le concours l’année d’après. Cela me semble plus pertinent que de baisser la moyenne d’admission pour les académies en déficit…

Comment peut-on faire venir des enseignants dans ces académies en déficit ?

La première chose à faire est de revaloriser les salairessurtout dans les zones difficiles où personne ne veut aller, sous forme de primes par exemple, parce que vraiment PLUS PERSONNE ne veut y aller tant les avantages qui permettaient de donner un petit coup de pouce de motivation ont disparu…

«Il ne faut pas être plus de 15 par classe. Allez, commençons par 20, ce serait déjà une différence énorme»

La motivation financière est-elle le seul levier ?

Il faut également revoir entièrement la communication de l’éducation nationale. Il faut montrer quelque chose de plus valorisant pour le métier, jeune et dynamique. Aujourd’hui, les présentations ringardes de Jean-Michel Blanquer sur fond bleu me donnent envie de pleurer… C’est vraiment ça l’image de l’éducation en France ? Pas étonnant que personne ne nous fasse confiance ! il faut débloquer un budget pour recruter des personnes qui bossent sérieusement sur ce point, pour redonner confiance et envie.

Quitte à débloquer des budgets, que peut-on faire d’autre ? Construire des écoles ! Bon, j’ai bien conscience que c’est un peu utopique, mais il me semble primordial d’avoir plus de classes avec moins d’élèves… Parce que pour réduire les inégalités il faut aussi pouvoir bien identifier les besoins de chacun. Pour cela, et pour pouvoir y répondre, il ne faut pas être plus de 15 par classe. Allez, commençons par 20, ce serait déjà une différence énorme.

Un autre budget à débloquer ?

Oui, pour l’achat du matériel dans les classes. Lorsque je suis arrivée dans mon école actuelle, quelle surprise ! Une montagne de jeux dans la classe, de belles nappes colorées sur les tables, une bibliothèque avec pas mal de livres… Alors que je venais d’une école où c’était loin d’être le cas, j’étais scotchée. Ce n’est pas normal que certaines écoles n’aient pas les moyens d’offrir des jeux ou du matériel correct à leurs élèves. Les écoles les plus délaissées sont les écoles des environnements sociaux économiques moyens, qui ne bénéficient pas d’aides comme les classes de REP, mais qui n’ont pas non plus les budgets des belles villes comme Levallois, Neuilly, Boulogne…

«Tous les niveaux de classe devraient s’inspirer du fonctionnement de la maternelle»

Dans quel cadre ces matériels sont-ils utilisés ?

Il me semble pertinentde proposer dans les emplois du temps des temps obligatoires de jeux et de détente autour d’activités de manipulation pour chaque apprentissage. On peut aussi créer des espaces bibliothèque ou des coins lecture, dans lesquels l’élève peut puiser lorsque son travail est terminé par exemple. Cela permettrait notamment à ceux qui n’ont pas accès à ce genre de support chez eux d’en profiter à l’école. Je le vois dans ma classe, les élèves les plus défavorisés passent beaucoup de temps dans l’espace bibliothèque.

L’enseignement en maternelle est-il très différent des autres classes ?

Ma conviction, c’est que tous les niveaux de classe devraient s’inspirer du fonctionnement de la maternelle. On pourrait par exemple remettre au goût du jour des enseignements plus pratiques, comme la cuisine, les activités de construction, de fabrication, pour sensibiliser aux approches manuelles qui sont complètement absentes des classes passée la maternelle. Tout cela dans une volonté d’expérimentation et de découverte, et non d’évaluation systématique, du genre « aujourd’hui nous allons voir si vous savez réussir la tarte aux pommes dont je vous ai lu la recette ». Non. Si elle est dégueulasse la tarte ce n’est pas grave, tout le monde a gagné quelque chose à toucher les ingrédients, utiliser les ustensiles, goûter différentes saveurs…

Es-tu inquiète pour le futur de l’éducation ?

J’ai un peu peur de l’avenir de l’éducation nationale, car j’ai l’impression que les démarches du gouvernement vont vers une volonté de « désertification » de l’école publique. Les populations favorisées se dirigent déjà beaucoup vers le privé, et ce dès la maternelle avec une floraison impressionnante d’écoles aux pédagogies alternatives. Le risque, c’est que l’école publique soit réservée aux plus défavorisés, avec des enseignants ou des contractuels peu motivés, et aucun moyens alloués. C’est extrêmement frustrant car je crois en l’école publique. Il faut redonner envie, aux parents, aux élèves, aux professeurs. C’est un travail d’ampleur, mais c’est possible. À condition que l’éducation nationale nous donne un coup de pouce.