Marie-Laure Viaud est Maître de conférences en Sciences de l’éducation (Université d’Artois) et spécialiste des pédagogies alternatives. Elle a publié plusieurs ouvrages de recherche sur ce thème, ainsi qu’un livre destiné à un public plus large : Montessori, Freinet, Steiner… Une école différente pour mon enfant ? (Nathan, 2008).
Que pensez-vous de l’initiative du collège sans classe ?
C’est passionnant. Tenter des expériences, inventer, trouver des nouvelles façons de faire, c’est essentiel car cela permet de commencer à faire bouger les lignes. Pour autant, cette expérience spécifique m’interroge sur certains points. Par exemple, comment rattraper des écarts importants entre les différentes matières ? Ou bien, même au sein d’une seule matière ? En effet, il est tout à fait possible de maîtriser une partie du programme et pas une autre. On peut être très bon en géométrie, et un peu moins en algèbre. On peut avoir des difficultés en grammaire, et être très bon en rédaction… Les apprentissages ne sont pas des blocs. Certes, il est intéressant de faire bouger les enseignements, mais on peut aller plus loin.
Avez-vous des exemples d’autres expériences plus poussées ?
Oui, notamment le collège expérimental Anne Franck, près du Mans. C’était dans un collège public, mais il a dû fermer il y a quelques années. Peut-être était-il un peu trop en avance par rapport au monde de l’éducation nationale ? Il fonctionnait sur le principe des unités de valeur : le programme était découpé en petits bouts. Le principe, c’est que les élèves travaillaient sur une unité, par exemple le théorème de Pythagore, et quand c’était validé, on pouvait passer à un autre bloc. Certains « blocs de cours » duraient 2 semaines, d’autres 6 semaines. C’était un enseignement à la carte. Un élève passionné de mathématiques pouvait très bien faire le programme de maths de tout le collège en deux ans. Cependant, il lui restait par ailleurs tout le français à apprendre. Il y avait des projets interdisciplinaires permettant d’avoir des acquis sans passer par les matières. C’était en quelque sorte déjà inspiré de l’idée du collège sans classe et sans note.
Cette méthode est largement utilisée dans la pédagogie Freinet. Selon vous, pouvons-nous aller encore plus loin ?
Bien sûr. D’ailleurs, ce directeur d’établissement a peut-être d’autres idées. Simplement, il ne faut pas brusquer les enseignants. Lorsque l’institution impose aux acteurs des pratiques nouvelles qu’ils n’ont pas souhaitées, selon une logique « top down », de nombreux travaux de sociologie de l’éducation ont montré que cela conduit à des crispations et est plutôt, sur le long terme, défavorable aux pratiques inspirées de l’éducation nouvelle. C’est un peu ce qui se passe avec la réforme du collège. Au contraire, les approches « bottum-up » (du bas vers le haut), c’est à dire qui favorisent les innovations et les initiatives venues de la « base », sont beaucoup plus efficaces. Un directeur qui arrive dans un établissement ne peut pas d’emblée tout supprimer et repartir de zéro seul avec ses idées.
Inverser le sens des réformes, est-ce la solution pour faire bouger le monde de l’éducation ?
Oui, il faut impérativement accepter les initiatives qui viennent d’en-bas et non imposer des grosses réformes qui viennent d’en-haut. Un autre élément me semble important. On peut toujours changer la structure, mais change-t-on la pédagogie ? Dans un collège public alternatif de la Ciotat (CLEF), par exemple, les classes sont toujours là, mais l’enseignement passe beaucoup par des projets interdisciplinaires. Cela peut également être une piste.
Faut-il laisser aux enseignants une plus grande liberté pédagogique ?
On ne peut pas imposer aux enseignants une manière d’enseigner. En revanche, on peut modifier leur formation. C’est un levier essentiel. Aujourd’hui, les professeurs sont recrutés sur leurs compétences disciplinaires – y compris ceux qui enseignent en école élémentaire. Le concours de professeur des écoles aujourd’hui, c’est Français et mathématiques essentiellement. Et on peut être nul en pédagogie… Je travaille dans une ESPE (École supérieure du professorat et de l’éducation) et j’aimerais parler aux futurs enseignants des pédagogies alternatives, leur faire de véritables cours de pédagogie, mais cela ne rentre pas dans les maquettes, qui sont centrées sur la préparation du concours. Si on transformait les concours, cela permettrait ensuite de transformer la formation. C’est essentiel pour réussir à former sérieusement les futurs enseignants à la pédagogie.
Est-ce un levier sur lequel les politiques doivent intervenir ?
Bien sûr, car il est essentiel. Les enseignants ne peuvent pas choisir la pédagogie qui leur correspond le mieux si on ne leur apprend pas les différentes façons d’enseigner existantes. Ça ne sert à rien de mettre en exergue une seule et unique façon de faire. On doit montrer les différentes façons d’enseigner. Ensuite, ils choisiront.
Pourquoi n’est-ce jamais facile de faire bouger le monde de l’Éducation Nationale ?
C’est une très vaste question à laquelle il est difficile de répondre en quelques mots. Le premier élément de réponse, c’est que tout le monde a une opinion sur l’école. Si vous allez dans un café et que vous dîtes le mot école, c’est un sujet qui suscite très vite le débat. En outre, il y a eu beaucoup trop de réformes, car chaque ministre a eu envie de faire la sienne… Au final, aucune n’a eu un réel impact, mais cela a lassé les professeurs. Il ne faut donc plus de grandes réformes., mais plutôt laisser la liberté à certaines équipes de développer leurs projets, localement. Il faut faire confiance aux équipes, mais aussi les former et les accompagner dans le changement.
La liberté d’innover, est-ce une clé ?
Oui, mais cela doit être vraiment encadré. Il ne faut pas laisser cette liberté à n’importe quelles équipes, ou à n’importe quels projets. Nombre de pays – comme les Etats-Unis (dans la majorité des Etats) ou le Royaume-Uni ont mis en place une politique favorisant les initiatives et l’existence de projets éducatifs différenciés et concurrentiels, voire le développement d’un « quasi-marché » de l’éducation. Mais la majorité des écoles ouvertes dans ces pays favorisent les pratiques de bachotage et d’entraînement systématique à la passation de tests au détriment d’autres apprentissages. La très grande majorité des « charter schools » se concentrent sur les « compétences de base » : écriture, lecture, calcul, au détriment, par exemple, des pratiques artistiques. L’État doit garder son rôle, car l’école ne peut uniquement être dirigée par les parents et le monde de l’entreprise. Je pense que notre réflexion doit se faire autour d’une question : quel citoyen veut-on former pour notre société ? C’est la question qui est derrière celle de l’école que nous souhaitons mettre en place. Nous sommes dans une société où il y a un désintérêt général pour la marche collective. Les Français sont dans une réflexion du « moi je ».
Que peut-on faire à l’école pour lutter contre cela ?
Aujourd’hui, à l’école, dès qu’ils ont trois ans, la principale chose que l’on demande aux enfants, c’est d’exécuter des consignes. De rester sagement assis une bonne partie de la journée et de faire ce que la maitresse leur dit de faire. C’est ce que l’on appelle le « devenir élève ». Dans les écoles alternatives de type Freinet, les élèves sont mis en situation de gérer tout ce qui concerne la classe. Ils ont des réunions pour cela, il faut qu’ils se retrouvent, qu’ils prennent des initiatives. Je pense que ce sont des comportements qui s’intériorisent. On amène l’enfant à réfléchir au collectif. Il va être habitué à prendre des décisions, à argumenter pour convaincre les autres, à les écouter pour prendre en compte leur avis… C’est d’ailleurs ce que disait Célestin Freinet : « On apprend la démocratie en pratiquant la démocratie ». Si on veut former des citoyens qui prendront des initiatives, il faut laisser nos enfants prendre des initiatives à l’école. Ils vont ainsi apprendre la citoyenneté.
Dans le collège sans classes, il y a aussi la suppression des notes. Est-ce une bonne piste ?
Effectivement, de nombreuses études le démontrent. Les notes ne correspondent pas au niveau de l’élève car, pour commencer, elles sont subjectives. Cela me fait notamment penser à une étude qui prouve qu’une copie moyenne est notée différemment dans une pile de copies, selon le niveau des copies précédentes. Il y a aussi la fatigue de l’enseignant, et bien d’autres paramètres. On sait que les notes ne valent pas grand-chose. Elles n’aident pas l’enfant, car elles ne lui permettent pas de savoir ce qu’il sait ou ce qu’il ne sait pas. C’est une aberration…
… dont il faudrait se débarrasser ?
Oui, mais on en revient au fait qu’il ne faut pas lancer une nouvelle grande réforme, qui va brusquer les enseignants, avec du jour au lendemain une nouvelle consigne : il n’y a plus de notes. Cela va les priver de leurs repères et les crisper. En les insécurisant, cela les pousse à avoir des comportements rétrogrades, à aller chercher des solutions dans le passé. Il faut les laisser prendre les initiatives.
Quelles sont les qualités d’un bon ministre de l’Éducation ?
Peut-être faudrait-il enfin un ministre qui prenne en compte les travaux de recherche en Sciences de l’Éducation ? On sait qu’il y a des pratiques éducatives qui marchent mieux que d’autres : ainsi, de nombreux travaux scientifiques montrent que les « pédagogies nouvelles » permettent d’apprendre plus efficacement, plus agréablement, mais aussi de développer la créativité, le sens critique, la capacité à s’exprimer, à mener des projets collectivement. Par exemple, une équipe d’une dizaine de chercheurs ont suivi pendant cinq ans, du CP au CM2, trois groupes d’élèves : l’une entrant dans une école Freinet, et deux entrant dans des écoles de pédagogie « standard ». Ils ont été régulièrement soumis à des tests identiques visant à mesurer leurs acquis dans différents niveaux. Ils ont montré que les performances des élèves « Freinet » dépassaient ceux des autres écoles sur la quasi totalité des indicateurs, aussi bien en ce qui concerne les savoirs disciplinaires (français, maths…) que l’estime de soi ou le bien-être à l’école. Nous avons aussi besoin d’un ministre qui favorise le développement des innovations. Des innovations fondées sur l’entraide et la coopération. Il doit vraiment prendre en compte la nécessité de l’école comme vecteur pour former les citoyens de demain.